Général de Brigade Aérienne Georges LAPICHE (1920-1978)

Durant l'année 56, la tension s'accroît entre Tel Aviv et Le Caire. Le 26 juillet 1956, le Colonel Nasser, président égyptien depuis 2 ans, décide de nationaliser le canal de Suez en réponse au refus britannique, français et américain de participer au financement d'un barrage hydro-électrique à Assouan.

 "Nous bâtirons ce barrage avec les cranes des 120.000 ouvriers égyptiens qui ont donné leur vie pour le construction du canal" déclarait Nasser

 Les Anglais et les Français, principaux actionnaires de la compagnie, refusent de se laisser déposséder, craignant pour la liberté de circulation sur le canal. Au cours d'entretiens secrets entre les britanniques, les français et les israéliens, les 3 pays se mettent d'accord pour un scénario de guerre (Accord de Sèvres): Israel attaquera l'Egypte, Paris et Londres, estimant la liberté de naviguer, menacée, exigeront un cessez de feu immédiat ce que refuseront les égyptiens et déclenchera le débarquement franco anglais. Le scénario se déroule comme prévu ; le 29 octobre 1956, les troupes israéliennes envahissent le Sinai. l'armée égyptienne est en déroute. Dès le 5 novembre, les troupes franco-britanniques débarquent à Suez, Port Said et Port Fouad, après une longue phase aérienne pour réduire la résistance égyptienne. Les américains désapprouvent l'intervention pour laquelle ils n'ont pas été consultés. Ils imposent un cessez le feu immédiat sous l'égide des Nations Unies. L'intervention terrestre n'aura duré que 2 jours. Militairement, c'est un succès. Politiquement, Nasser fait obstruer immédiatement le canal en y coulant des navires. Les russes demandent l'arrêt immédiat des combats, accompagnant de menaces nucléaires à peine voilées. le 7 novembre, Londres et Paris, humiliés, se soumirent aux injonctions des Nations Unies, de Moscou et Washington. Le nouveau monde issu de cette guerre, était un monde partagé entre les USA et l'URSS. Cette crise à mis fin à la prééminence de l'Europe. Plus jamais, l'Angleterre et la France n'auraient de position dominante dans le monde, à moins qu'elles se dotent de l'arme nucléaire...En France, le 7 décembre 1956, l'assemblée nationale vote la fabrication de l'arme nucléaire et de l'avion porteur stratégique, le futur Mirage IV. L'arrivée du Général de Gaulle en 1958, donnera une dimension nouvelle à la volonté de la France de se doter de l'arme atomique.

Le canal de Suez ne sera réouvert qu'en avril1957. Nasser est sorti comme grand vainqueur qui avait humilié l'impérialisme.



Le commandant LAPICHE fait mouvement  sur CHYPRE par voie aérienne le 27 septembre 1956. Il dirige l'escadron de reconnaissance 1/33, surnommé pour l'occasion 4/33 LIMASSOL dont la mission est d'assurer une couverture photographique de l'Egypte pour préparer ou suivre les opérations de bombardement. Plus de 100 missions en 10 jours, avec une quinzaine d'appareils RF 84F.

Récit d'une mission lointaine sur Louqsor le 4 novembre 1956.

CDT LAPICHE avec le RF84F N° 285, de 10H30 à 13H10

Points centrés verticaux du terrain de Louqsor pour contrôler le résultat d'un   bombardement.

Cette dernière mission restera dans les annales de l'ER 4/33, car l'objectif est situé à la limite du rayon d'action du RF-84F. Depuis plusieurs jours, le terrain de Louqsor a été régulièrement survolé par les Camberra PR Mk7 du 13ème Squadron de la Royal Air Force.
L'examen des clichés confirme la présence d'une vingtaine d'Iliouchines 28 mis à l'abri à Louqsor, dès le début de la phase aéro-psychologique. La présence de ces appareils à Louqsor constitue une menace directe pour une flotte de débarquement. La destruction des pistes de Louqsor ainsi que celle des appareils qui s'y trouvent stationnés devient une priorité. Par deux fois, les Camberra B2 s'en prennent aux installations aéroportuaires de Louqsor en y occasionnant des dommages mineurs. Les appareils, dispersés et protégés par des élévations de sable, sont visiblement toujours intacts. Le 4 novembre 1956, en début de matinée, un raid audacieusement mené par douze F-84F de la 1ère Escadre partis d'Israël est en mesure de détruire plus de 80 % des appareils stationnés à Louqsor.

La mission exécutée par le commandant LAPICHE, quelques minutes après le passage des chasseurs-bombardiers français, a pour but de contrôler le résultat de l'attaque. Il va de soi que le manuel de vol du RF-84F a fait l'objet d'une étude attentive de la part du pilote, de même que les autres paramètres (vents, températures,...) ont été intégrés avec une grande précision dans le calcul de la navigation. Une unique caméra K-38, montée en vertical et dotée d'un objectif de 36 inches de focale, est utilisée afin d'alléger au maximum l'appareil. La consommation est calculée au plus juste. A cette époque, est- il besoin de le rappeler, le ravitaillement en vol ne se pratique pas encore. Avec les pleins normalement faits, la quantité de carburant emporté se monte à 8800 livres. Pour gagner un peu d'autonomie, les pleins sont complétés à la main, juste avant le décollage afin de porter la quantité de kérosène à 9 200 livres. L'altitude habituelle de croisière de 30 000 pieds est atteinte après vingt-six minutes de vol. Au moment de se mettre en palier et de réduire à 96 % la puissance du réacteur, les réservoirs contiennent environ 5 000 livres de carburant. Il reste alors encore 710 kilomètres à parcourir pour atteindre l'objectif, ce qui prend une heure et treize minutes de vol. Le passage sur le terrain de Louqsor se fait par un large virage axé au sud-ouest (pour bénéficier d'un soleil arrière). Selon le plan de vol, le commandant LAPICHE doit se trouver à la verticale de Louqsor une heure et trente-neuf minutes après le décollage, soit une arrivée prévue pour 12H09. La précision des calculs et de la navigation est confirmée par le fait que les clichés de Louqsor sont pris à 12H05 ! Le programme est particulièrement serré, pas plus de cinq minutes sont réservées à la prise de vues photographiques et à l'observation visuelle de la base de Louqsor, car il faut songer de suite au retour. A cet instant, le RF-84F se trouve à 980 kilomètres à vol d'oiseau de sa base, qu'il atteindra après une heure et trois minutes de vol. A 13H10, de retour au parking, les réservoirs contiennent encore près de 2 000 livres de pétrole, alors que pour une mission normale il en reste généralement un peu moins de 4 000 livres.

Dans le quart d'heure qui suit l'atterrissage, une interprétation de 1ère phase est réalisée à chaud sur les quinze négatifs à peine sortis des bacs de traitement. L'objectif a été entièrement couvert, ce qui permet d'évaluer avec précision les dommages occasionnés par les chasseurs. Dix-sept appareils, dont dix Iliouchines-28 sont détruits, un autre Il-28 n'étant qu'endommagé. Les pistes sont inutilisables, avec notamment un cratère à l'intersection des deux pistes principales. En milieu de journée, afin de parachever le travail du matin, une demi-douzaine de F-84F de la 1ère EC reviennent pour mitrailler les avions encore intacts.

 Récit tiré des « Chevaliers de l’Ombre » de Patrick EHRHARDT.

Le commandant LAPICHE est au centre

Visite du Général Jouhaud, major général de l'Armée de l'Air et du Général Brohon, Commandant des forces française d'intervention dans l'opération de Suez, en présence du Colonel Gauthier (de dos)

RF 84 F N°285 piloté par le Commandant LAPICHE

  Quelques témoignages parus dans la Revue Historique des Armées, N°207, 1997

RF 84F THUNDERFLASH au COMBAT.

En 1956, l'Armée de l'Air emmena l'avion a Chypre pour participer aux opérations du Canal de Suez. Quand l'Egypte nationalise le canal, la 33ème escadrille de reconnaissance est basée à Cognac. Les premiers avions qu'elle détacha à Akrotiri à Chypre, le 27 septembre, s'y posèrent le lendemain après une escale à Brindisi. Les missions  commencèrent immédiatement, afin de se familiariser avec la région. 6 autres RF 84F suivirent le 22 octobre avec un laboratoire photo, transporté par un Nord 2501. Ce laboratoire se révèlera très précieux pour les français, assurant rapidement le traitement des films, leur interprétation et la diffusion des renseignements vitaux qu'ils contenaient. 

Le 23 octobre, avions, pilotes et mécaniciens formèrent un nouvel escadron à 2 escadrilles, le 4/3 Fumassol, commandé par le Commandant Lapiche. La nouvelle unité commença ses opérations le 30 octobre.



 Les Occidentaux et la crise de Suez : une relecture politico-militaire

Suez : des aviateurs témoignent

Par Marie-Catherine Dubreil-Villatoux et Françoise de Ruffray. Article paru dans la Revue historique des armées, n°207, 1997
Les numéros entre parenthèses correspondent aux notes, consultables au bas de cette page.

« Redonner la parole aux acteurs », tel était notre propos dans le n° 3/1995 (Algérie), de la Revue historique des Armées. Nous renouvelons l'expérience, cette fois au sujet de l'affaire de Suez. Cet article fait suite à un dossier spécial sur ce thème paru dans le n° 493 (juin 1996) d'Air Actualités. Les informations apportées plus particulièrement sur la présence de pilotes français combattant sous l'étoile de David avaient alors rencontré un écho des plus intéressés auprès des lecteurs et de la presse. En effet, les souvenirs de ces Français restent à peu près les seuls témoignages dont nous disposons sur l'épisode d'Israël, largement occulté par les archives écrites.
Cette étude, enfin, n'aurait jamais pu voir le jour sans les efforts du général Robineau qui avait consacré, dès 1986, une partie de son temps à collecter cette « mémoire plurielle» sur Suez et ses fameux « porte-à-faux» (1) .

La préparation politique et militaire

Général Jouhaud

Général d'armée aérienne Edmond Jouhaud. Affecté en 1940 au commandement des forces aériennes et des forces françaises du front du nord-est. Commandant de l'Air en Tunisie en 1948, commandant du 1er C.A.T.ac. en 1953, commandant de l'Air en Extrême-Orient en 1954. Major général de l'armée de l'Air en 1954, général de C.A. En mars 1956, il est nommé chef d'état-major de l'armée de l'Air de 1958 à 1960. Décédé en 1995. Interview n° 120 bande 2 (1978).

« J'étais major-général de l'armée de l'Air »

Au moment de l'expédition de Suez, j'étais major général de l'armée de l'Air. En l'absence du général Bailly (2), en voyage aux USA, j'assurais en même temps les fonctions de chef d'état-major de l'armée de l'Air. Je suis un jour convoqué par le général Ely - chef d'état-major général des forces armées - et par Bourgès-Maunoury (3) qui me disent: « une expédition se met sur pied à Suez, on vous demande le secret le plus absolu et de ne mettre au courant que quelques-uns de vos subordonnés mais surtout pas le ministre, monsieur Laforest » (4).
Je rentre à mon bureau et nous commençons la première mission qui consistait à livrer à Israël 24 Mystère IV (5). Ces avions étaient basés à Dijon. Pour les expédier en Israël, je les ai envoyés à Mont-de-Marsan. C'est ainsi qu'un samedi arrivent à Mont-de-Marsan 24 pilotes israéliens. Tous les renseignements techniques sont donnés à ces aviateurs. Ils font un tour de piste dans l'après-midi. Le lendemain matin, les cocardes avaient été remplacées par l'Étoile de David et les appareils sont ainsi partis pour Israël après une escale à Brindisi (6).
Par ailleurs, il s'agissait de mettre sur pied une division aérienne. Celle-ci, basée à Chypre, devait comprendre deux escadrons de F 84F de chasse (30 appareils), un escadron de reconnaissance (12 appareils) et une flotte de transport de quarante avions Nord 2501 ...
Mais les F 84F étaient prêtés à la France par les Américains. Il fallait donc les envoyer à Chypre sans avertir les Américains, ce qui n'était pas très commode car ces avions se trouvaient sous l'autorité de la 4e
Tactical Air Force. On a décidé de passer outre. De plus, il fallait demander aux Américains de nous prêter des réservoirs pour augmenter leur autonomie, étant donné l'importance des missions. Il fallait aussi des rechanges que nous n'avions jamais reçues et qui mystérieusement sont arrivées par avions des USA. On les demandait depuis deux ans ! Ce qui prouve manifestement que les Américains étaient parfaitement au courant de l'opération. Ils ont souhaité qu'elle se fasse et qu'elle réussisse. L'aide apportée par les Américains et la façon dont ils ont couvert l'opération ... montre qu'ils étaient parfaitement au courant et d'accord (7).

 

Général Brohon

Général de corps aérien Raymond Brohon Participe aux opérations aériennes de reconnaissance et de bombardements d'octobre 1939 à juin 1940. Appartient à la délégation française au Groupe permanent à Washington d'octobre 1949 à décembre 1953. Commandant de la base aérienne de Reims, de juillet 1955 à juillet 1956, il est nommé général de B.A. le 1er juin 1956. Désigné par les autorités nationales pour participer aux travaux d'état-major franco-britannique concernant Suez de fin juillet à octobre 1956. Commande les forces françaises d'intervention dans l'opération de Suez. Interview n° 146 - 46 B, 47 A, 47 B, 48 A, 50 A, 50 B (1985).

« On m'a demandé de constituer un corps expéditionnaire »

On m'avait dit: « allez voir d'extrême urgence le général Bailly ». Je m'assure de sa présence et je me présente. Il me reçoit et m'annonce que j'étais désigné pour faire partie de l'équipe de commandement constituée en vue de réaliser des travaux d'Etat-major pour intervenir éventuellement au Proche-Orient, après le discours de Nasser (8). Il me dit « vous allez passer, dans le cadre d'une équipe interarmées, le général Ely en personne va vous recevoir et il vous dira qui va travailler avec vous, je n'en sais pas plus ».
Le général Ely m'a donné comme consigne : «
vous ne devez parler pour l'instant à personne de votre désignation, le général Bailly vous a mis à ma disposition et il a comme directive d'accepter de vous tout ce que vous serez amené à demander à l'armée de l'Air pour participer à ces travaux et pour une éventuelle opération ». Dès le début, on a accepté le principe de laisser aux Britanniques le commandement de l'ensemble (9). On m'a demandé de constituer un corps expéditionnaire, de définir les moyens dont nous aurions besoin, en accord avec les Britanniques, pour les installer sur une base qui était Chypre (10) ... Il fallait rassembler notre logistique, soit 150 avions avec des possibilités de commandement autonomes, des liaisons et transmissions autonomes, pour monter des opérations aéroportées, des interventions reconnaissance-chasse (11), surtout si l'affaire se développait avec Israël… J'avais l'assurance que si l'opération se montait également avec Israël, ce serait moi qui la commanderai et que je serai vraisemblablement installé à Chypre ...
Parallèlement, une équipe, conduite par le major général de l'armée de l'Air, le général Maurice Challe qui travaillait en symbiose avec le général Martin, avait dégrossi le problème et envisagé ce qu'on pourrait faire pour réagir en envisageant plusieurs hypothèses.
Très peu de gens sont au courant de l'opération ...
Au Quai d'Orsay, seul le ministre l'est (12). A l'Etat-major des armées, les généraux Ely, Challe et Martin(13) sont au courant des velléités d'intervention, ainsi que sans doute quelques officiers dont je n'ai pas les noms. Ces gens se sont engagés à tenir le secret sous peine de sanctions extrêmement graves ...
La première réunion a eu lieu le 10 août. Là, Beaufre (14) et moi avons découvert que les jeux étaient déjà faits. Les Britanniques (15) étaient leaders dans l'affaire mais nous ne savions pas quelle serait l'organisation précise du commandement. Nous ne savions pas ce qu'on allait faire avec les Britanniques, nous n'avions pas de délai, nous n'avions pas le rythme de l'opération. Dans l'intervalle, à notre insu, quand je dis à notre insu, c'est-à-dire à l'insu de Beaufre et de moi, on a envoyé en Israël une mission. Cette affaire d'Israël ne convenait pas tellement aux Britanniques qui avaient essentiellement une position pro-arabe (16).
Nous avons tenu une réunion d'état-major à Malte pendant pratiquement 48 h pour mettre au point le plan
Mousquetaire révisé comprenant une phase aéropsychologique (17). Nos mouvements ont commencé à partir du 15 août.
On est allé de réunion en réunion. J'ai passé les commandes du matériel nécessaire, indiquant la date à laquelle le matériel devait se trouver soit à la base d'Istres s'il était aérotransporté, soit à Marseille, s'il devait être embarqué par bateau. Pour ce genre d'opération, il fallait garder le secret tout en faisant descendre des centaines de camions, de véhicules spécialisés, lourds et lents, et les faire circuler un 15 août !

Général de division aérienne Jacques Le Groignec

Participe à la campagne de France avec le groupe de reconnaissance I/36 et au débarquement de Provence avec le G.C. I/33. Lieutenant-colonel en 1954 est nommé chef des opérations du groupement mixte n° 1 à Londres en août 1956 puis à Chypre jusqu'en janvier 1957. Commandant du centre d'opérations de la Défense aérienne en 1964, commandant de la Défense aérienne en 1970. En congé du P.N. en 1975.
Interview n° 338 bande 3 (1986)

« L'état-major franco-britannique de Londres »

En juillet 1956, j'ai été appelé par le général Bailly, pour participer à l'état-major franco-britannique constitué à Londres (18) afin de préparer l'opération de Suez (19). Dans cet état-major mixte, Gueguen s'occupait du transport, Juillot de la reconnaissance. Je m'occupais de la chasse et tenais lieu de chef des opérations du général Brohon. Il avait pour adjoint le colonel Perdrizet qui se chargeait aussi de la liaison avec les Israéliens ... Le plan de l'opération fut travaillé sur le papier mais aussi par des manœuvres qui se déroulèrent à Malte (20). Là, tout l'état-major se mit en place sur le bateau amiral (21). Cet état-major comprenait dans sa structure définitive, l'amiral Dunford-Slater pour les Britanniques, l'amiral Lancelot pour la France, du côté aérien l'Air Marshall Barnett et le général Brohon, enfin, du côté terrestre, le général Stockwell et le général Beaufre. Au sommet de l'organigramme, se trouvait un échelon de théâtre d'opérations avec le général Keightley qui commandait avec pour second l'amiral Barjot ...
Pour être le plus loyal possible avec les Britanniques, l'état-major commun ne s'occupait pas des opérations franco-israéliennes. En tout cas si les opérations depuis Chypre et Israël n'étaient pas effectuées en liaison, elles étaient pour le moins complémentaires, à commencer par le «
casus belli » qui fut trouvé grâce à l'active collaboration d'Israël.
Après les manœuvres de Malte, il y eut une première mise en place à Chypre au mois de septembre, alors qu'en France se préparaient les unités qui allaient être engagées ... En ce qui concerne la chasse, un problème se posait, celui du rayon d'action des F 84 F (22). Il leur fallait traverser 400 km de mer avant d'atteindre leur objectif. Cette difficulté fut résolue par une négociation avec les Américains. En effet, ces derniers ont accepté de fournir les bidons qui permettaient aux F 84 F d'atteindre leur objectifs et les fusées JATO nécessaires au décollage par les températures élevées régnant à Chypre en août ou en septembre, période où étaient initialement prévues les opérations. La fourniture de ces matériels prouve que l'armée américaine était au courant de l'opération, et peut-être Washington, à moins qu'elle n'ait agi à sa guise.

Général de brigade aérienne Maurice Perdrizet

Participe à la campagne de France avec l'escadrille III/3 (chasse de nuit). Commandant du G.c. II/2 en 1944. Colonel en 1953, commandant de la base en Dijon en 1954, est envoyé en mission au groupement mixte n° 1 du 27 octobre au 18 décembre 1956. Décédé en 1994.
Interview n° 462 (1986)

« J'ai été tout de suite mis dans le coup de la préparation de l'opération à partir d'Israël »

On est parti en civil à Londres ... Là, j'ai participé au premier planning du « plan Mousquetaire » et de ceux qui ont suivi (23).
Aux environs du 15 août, j'ai été rappelé à Paris où j'ai été tout de suite mis dans le coup de la préparation de l'opération à partir d'Israël. Mon homologue était un garçon qui était l'attaché de l'Air israélien à Paris (24) et qui s'appelait Paul K. On se téléphonait, je l'appelais monsieur Paul et il m'appelait monsieur Maurice. Nous passions notre temps en réunions, avec le général Dayan et toute l'équipe israélienne (25). Nous discutions des opérations qu'ils comptaient faire et du plan qu'ils ont suivi d'ailleurs. Tout ce qui se passait à Paris, en principe, était très secret et on se réunissait dans des appartements privés. Les Israéliens ne se sentaient pas du tout prêts sur le plan aéronautique et craignaient pour Tel-Aviv, très peuplée et proche du canal de Suez, car quelques bombardiers pouvaient tuer des milliers de personnes (26). Les Français ont proposé alors de détacher du personnel pour assurer la défense aérienne du territoire israélien. Donc, au départ, nos missions ne consistaient pas en du transport aérien ou de l'appui tactique, celles-ci ont été réalisées plus tard.

Monsieur Nicolas Kayanakis
Appelé sous les drapeaux en février 1955. Sous-lieutenant, détaché à Brindisi (Italie) et chargé du contrôle de la circulation aérienne.
Interview n° 645 (1991)

« Contrôleur d'aérodrome à Brindisi »

A cette époque, j'étais sous-lieutenant P.D.L., j’avais dix-huit ou dix-neuf mois de service et huit ou neuf mois de grade. A la fin du mois d'août 1956, je suis détaché à Reims, auprès de la troisième escadre de chasse. Nous sommes à la veille de Suez. Je suis alors reçu par le colonel Gauthier qui m'explique pourquoi je suis là : le service mécanographique de l'armée de l'Air avait sorti une fiche -la mienne - pour la fonction nécessaire. Il leur fallait un militaire ayant les trois configurations suivantes : être officier-pilote ou contrôleur d'aérodrome, parler couramment italien- c’était mon cas - et avoir fait Sciences-Po ou l'E.N.A. J'étais le seul…

Fin septembre 1956, j'ai embarqué en civil dans un Noratlas pour Brindisi avec un capitaine et une douzaine de sous-officiers mécaniciens. Notre mission : assurer le passage - côté circulation aérienne et technique - des forces aériennes françaises en Italie du sud vers Chypre, d'une part, et Israël d'autre part. Dans une configuration diplomatique particulière, qui m'a été expliquée par l'attaché de l'Air à Rome, ma fonction - analogue à celle d'un autre officier français à Tel-Aviv - était d'assurer la liaison à partir de la tour de contrôle et des centres d'approche avec nos escadres et nos transports afin que tout se passe le mieux possible.

En Italie, la situation était compliquée car nous étions sur une base O.T.A.N. J'étais et nous étions toujours en civil. Je passais pour un officier du deuxième bureau italien de Bari, car je ne parlais jamais français, mais toujours italien. Quand je parlais français avec des Français, ils croyaient que j'étais interprète du deuxième bureau...

La mission consistait à passer par Brindisi en violant les règles de la circulation car il est très difficile de quitter l'Europe et d'aller en Israël ou même à Chypre sans traverser la région du Caire. Cela nous a conduit à décoller souvent sans plan de vol ou de plan factices. Outre les informations venant de rattaché de l'Air, nous avions une liaison télétype spéciale directe avec le 3e bureau de l'état-major de l'armée de l'Air. Je sais qu'elle aboutissait normalement au général Jouhaud, et nous avions notification des mouvements mais sous code. C'est dans ce contexte que nous avons fait passer, non sans difficultés, 2 escadrons de la 3e escadre. On n'a pratiquement pas eu de pannes. Cette mise en place a eu lieu le 23 ou 24 septembre, on a commencé les mouvements 8 ou 10 jours après avec les escadrons de chasse. Puis il y eut une période de pointe pendant laquelle le trafic fut effréné avec des avions de liaison, des Noratlas, des appareils civils etc. J'ai dû rester à la tour de contrôle trois jours ou quatre nuits d'affilée, ou l'inverse. Je ne sais pas comment cela s'est terminé, mais je me suis réveillé dans un lit au mess. Voilà à peu près le scénario. Tout s'est très bien passé à l'échelon local de la tour de contrôle. La seule chose que je puisse ajouter c'est que nous sommes restés jusqu'en fin décembre à Brindisi. J'ai un souvenir très précis que nous sommes restés en place parce que l'opération pouvait recommencer.

Général Brohon

« Dès septembre, nos détachements sont en place à Chypre »

Dès septembre, nos détachements sont en place à Chypre. Les Britanniques nous accueillent sans joie aucune, car l'île est petite et que nous arrivons en pleine période d'insurrection, aussi sont-ils en position défensive. Au moment où les premiers détachements arrivent, il peut faire jusqu'à 40° dans la journée, la nuit la température s'effondre, avec tous les ennuis de santé que vous pouvez imaginer, sans compter le sable et le vent. Le personnel vit très mal mais accepte les conditions. Qu'il s'agisse de la troupe, du personnel navigant, tous ont vécu sous la tente, ce qui n'est pas très favorable à la forme physique des pilotes. Les gens de l'état-major travaillaient en camion PC dans des véhicules aménagés ou des véhicules techniques. Les Britanniques avaient peu d'installations en dur, ils n'avaient pas eu la sagesse ou simplement les crédits pour faire équiper Chypre comme base de repli, car ils pensaient rester plus longtemps en Egypte.

Colonel Lansoy

« Volontaire pour une mission à l'étranger »

Affecté à la D.A.T., un jour, je suis prévenu que le général Jouhaud me convoquerait en fin de journée. Vers 19 heures, il m'appelle et me dit :
«
Lansoy, vous êtes volontaire pour une mission à l'étranger ? Même si vous n'êtes pas content, vous faîtes votre valise car vous partez demain matin. Vous vous rendrez à Villacoublay où un avion vous conduira à Istres. Là, vous vous adresserez à un capitaine auquel vous direz que vous êtes le chef Je vais vous mettre sur un papier ce que vous aurez à faire ».
Jouhaud a ajouté que mes ordres étaient ultrasecrets, aussi la lettre a-t-elle été signée par le général Bailly. Si je me souviens bien, cette lettre disait :
«
Vous êtes commandant de deux escadrons de chasse, un de Saint-Dizier, l'autre de Dijon. A l'arrivée, vous deviendrez le conseiller de la défense aérienne israélienne. Vous embarquerez à bord d'un cargo pour une destination secrète, vous débarquerez à Haifa. Vingt-quatre heures avant l'arrivée, vous demanderez au commandant du bateau ce que vous devrez faire. Sur place, vous vous mettrez en civil ainsi que tout le personnel, vous supprimerez les appellations militaires en vous appelant monsieur, et interdiction formelle d'avoir des contacts avec des citoyens français et en particulier l'ambassade ».

Pour tout le monde, nous allions à Chypre mais j'étais le seul à connaître la destination exacte. Le commandant du cargo, sur lequel nous avions embarqué, m'expliquait que le cap à suivre lui était donné toutes les 24 heures par radio et qu'il ne savait pas plus que moi où nous allions. Puis il a fallu s'arrêter car le petit patrouilleur israélien qui devait nous intercepter était en retard. Enfin, un petit bateau, avec des gens en civil, nous a donné ordre de stopper. Des gars mal rasés sont montés à bord, ont enlevé le pavillon français, changé le nom du cargo, monté un pavillon sud-américain et nous sommes repartis pour une destination inconnue. Le lendemain matin, nous avons débarqué à Haïfa, pas sur le quai mais en rade sur un bateau de débarquement. .. En tout, nous étions cinquante Français, plus le matériel.

Des cars nous attendaient et nous ont conduit en pleine nuit dans un camp où les gens s'affairaient à remettre des vitres aux fenêtres, balayer. Bref rien n'était prêt. Nous étions isolés au large loin de tout, il a fallu que je fasse un discours aux sous-officiers avec lesquels j'avais fait connaissance sur le bateau, les prévenant qu'il n'y avait plus de grade et qu'ils ne pouvaient pas écrire à leurs familles ...

Général de brigade aérienne Michel Ladouce
Lieutenant en 1953. Affecté à la 1er escadre de chasse et envoyé en Israël d'octobre à novembre 1956. Interview n° 452 bande 1 (1986)

« Vous vous ne savez pas où vous allez, mais moi je le sais »
En octobre, nous avions de vagues idées sur ce qui se préparait, de plus des gens du 1er C.A.Tac. (27) avaient mystérieusement disparu pour une destination inconnue.

Un jour, au cours d'un briefing très succinct, nous sommes avisés que nous partons le lendemain pour Brindisi ; pour la suite, on remet à chaque chef de patrouille une enveloppe à n'ouvrir que sur ordre. Celui-ci devait venir sur l'aérodrome d'Akrotiri deux jours plus tard.

Nous sommes donc partis le 28 octobre pour Brindisi, en civil, ignorant la destination finale avec les hypothèses plus ou moins farfelues selon les personnes : certains pensant· que nous allions en Turquie, d'autres pour Chypre mais personne n'envisageait Israël. Le lieutenant-colonel américain, officier de liaison de l'USAF auprès de la 1re escadre nous a photographiés à notre départ. Il arborait un sourire d'une oreille à l'autre se moquant de nous en disant: « vous vous ne savez pas où vous allez, mais moi je le sais! ».

Nous sommes arrivés à Brindisi en fin d'après-midi où nous débarquons discrètement. .. Le lendemain nous partons pour Akrotiri ... C'est là que nous ouvrons l'enveloppe où nous apprenons que nous repartons le lendemain. Le soir même, nous avons un briefing sous une tente où nous avons appris tout le scénario. On nous dit que les deux puissances intéressées par le conflit, Israël (28) et l'Egypte, allaient recevoir un ultimatum franco-anglais (29) - je rappelle que nous étions le 29 octobre - pour suspendre les hostilités. On nous indique également que l'Egypte refusera et que la France et la Grande-Bretagne interviendront dès ce moment là. Bref, tout était joué d'avance de connivence avec les Israéliens. Notre consigne était donc de partir, le 30 octobre, pour Israël où nous allions cantonner sur le terrain de Lod, terrain civil de Tel-Aviv, pendant qu'un détachement de la 2e escadre irait sur le terrain de Haïfa, au Nord. Notre mission était de ne pas sortir des limites d'Israël pendant deux jours en attendant le déclenchement des hostilités franco-anglaises. Nous devions assurer la couverture aérienne du territoire israélien avec des Mystère IV de la 2e escadre et les F 84F de la 1re escadre pour permettre aux Israéliens de mobiliser tous leurs moyens pour l'attaque au sol...
Le 30 au matin, nous partons vers Israël à 6 h, navigation basse altitude dans la brume, silence radio. Pour trouver Lod dans ces conditions, ce ne fut pas très commode.

Général Vaujour

Général de division aérienne, Paul Vaujour Affecté en Indochine avec le G.c. III/6 d'août 1950 à février 1952. Capitaine en 1954, il est affecté à la 1er escadre de chasse à Saint-Dizier. Avec cette unité, il participe à l'opération 750 en Israël d'octobre à novembre 1956.
Interview n° 457 bande 1 (1986)

« On était des corsaires »

Dès notre arrivée, un officier de liaison israélien s'est présenté et nous a emmenés pour un briefing. Là, on nous dit que la guerre était déclarée, depuis le matin, avec l'Egypte, et que nous allions assurer des missions de couverture aérienne. A la sortie du brieing, quand nous avons retrouvé nos avions alignés sur le parking, oh stupeur, les cocardes françaises et les petits drapeaux sur les queues avaient disparu. A la place figurait l'étoile de David, d'un beau bleu tout neuf et tout pimpant. Dans le même temps, on nous a remis des cartes d'identité en hébreu à notre nom et prouvant que l'on appartenait à l'armée israélienne. On s'est alors rendu compte que l'on était vraiment des corsaires!
Seuls les pilotes portaient la combinaison de vol, jour et nuit, et, en dehors de cette tenue, personne n'était en uniforme. Tout le monde était en short et torse nu, c'était l'uniforme permanent. Le soir, c'était short ou pantalon et chemisette. Nous n'avions aucune marque apparente de nationalité, ni de grade. C'était pratique pour les pilotes logés dans des chambres de l'aéroport. Cela a duré pendant tout le détachement.

On nous donnait avant chaque décollage une grosse enveloppe que nous mettions avec la trousse de secours qui contenait un paquet de dollars US, dont la valeur marchande dans les sables était bien faible, ainsi que plusieurs montres en or et des bimbeloteries sans grande valeur mais qui pouvaient en avoir beaucoup sur place. Avec tout cela, on espérait se faire reconduire vers des lignes israéliennes. Ceci dit le problème ne s'est pas posé.

Général de brigade aérienne Nelzir Allard

Envoyé en Indochine de 1949 à 1951. Capitaine en 1954, il participe à l'opération de Suez avec l'escadrille « Côte d'Or» II/2 d’octobre à novembre 1956. Décédé en 1989. Interview n° 485 bande 2 (1987)

« Je commande le 199 squadron de l'Israël Air Force »

En 1956, j'étais capitaine et je commandais l'escadron 1/2 Cigognes. Au début de l'année, la deuxième escadre a été transformée d'Ouragan sur Mystère IV et le 1/2 les a touchés en dernier en juillet et début août. C'est à ce moment que nous avons entendu parler d'une opération secrète: l'opération 700 (30). On nous a dit qu'il fallait nous préparer pour cette opération...

Le 28 octobre, un dimanche, on arrive à la base avec ordre de décoller quelque soit le temps. Distribution de cartes couvrant la Méditerranée, dix-huit avions d'armes décollent. Atterrissage à Brindisi, escale très rapide et décollage vers Chypre. Par suite d'une panne du commandant d'escadre, une patrouille de quatre appareils reste au sol avec le commandant d'escadre et le second. Le capitaine Allard se retrouve en tête, leader de quatorze avions et sans aucun ordre, sans enveloppe, sans rien. Atterrissage à Akrotiri, sur un terrain bourré d'avions. Le lendemain, le 29, je reçois plusieurs ordres et contrordres sous forme d'enveloppes finalement je reçois un ordre formel à 14 h de décollage en direction d'Israël: Ramât David.

Je suis parti à vue, en silence radio total. Je me pose le premier sur une piste où les engins des travaux publics travaillent encore, et je joue le rôle de tour de contrôle pour mes camarades. Des équipes de peintres s'attaquent dans l'heure qui suit notre arrivée à nos Mystère pour y poser l'étoile bleue et les bandes jaunes et noires sur le fuselage avant de la dérive et sur l'extrémité des ailes. Réunion en fin de journée chez le commandant de base, où nous prévoyons un minimum de logistique - en escadre à deux escadrons où je commande le 199e squadron de l'Israël Air Force avec dix-huit avions arrivés par la voie des airs, et le capitaine Faure prend la tête du 201e squadron avec le personnel de l'Alsace et les avions achetés en surnombre par Israël, lesquels sont disséminés dans les bunkers du terrain. Malheureusement, ils ont été mal entretenus et il faudra plusieurs jours pour les remettre en état. Aussi, n'interviendront-ils pour ainsi dire pas dans la campagne. Nous sommes censés représenter des pilotes israéliens, aucun insigne, ni papier militaire français. Nous recevons une carte d'identité israélienne et un lexique sommaire d'évasion à apprendre par cœur. Les ordres nous étaient donnés le soir et étaient confirmés par l'arrivée d'un petit avion d'aéroclub vers une ou deux heures du matin, avec un pilote civil féminin et qui venait apporter confirmation. (31)

Général Vaujour

« L'accident »

Je tiens à aborder l'affaire de l'accident qui s'est déroulé le 1er novembre, premier jour où nous avons commencé à faire de l'attaque au sol. Il y avait une patrouille de quatre avions qui partait pour une reconnaissance armée. C'était le matin très tôt, or sur ce terrain de Lod, il n'y avait pas de roulement qui menait à l'embranchement de départ des deux pistes. L'une était la piste normale qui faisait dans les 2 400 m au moins, que nous utilisions, et l'autre était courte et très peu fréquentée. Ces deux pistes convergeaient au « taxiway» où nous décollions. Or, deux appareils de la patrouille se sont trompés de piste en s'alignant et ont décollé en patrouille serrée. Comme la piste était trop courte, cela s'est terminé par un crash épouvantable des deux avions en bout de piste. Ils ont pris feu, mais, fort heureusement, les deux pilotes s'en sont sortis indemnes. Du fait de notre situation irrégulière, il était hors de question que l'on puisse trouver quelques traces d'épaves des F 84F. J'ai admiré la rapidité de réaction des Israéliens. Dans la journée, l'ensemble de tous les débris avait été complètement évacué, le sol entièrement ratissé et tous les débris installés sur une plate-forme à quelques milles au large où ils ont été immergés. Tout fut fait dans la journée, le soir, il était impossible de relever aucune trace de l'accident. Or, pour la perte de ces deux appareils de l'O.T.A.N., cela s'est réglé à un haut niveau. J'ai fait un compte-rendu en un exemplaire, ainsi que l'on me l'avait demandé, mon commandant d'escadre m'avait indiqué que cette affaire était réglée, que je n'avais pas à m'en occuper.

Général Allard

« Couverture haute du territoire »

Notre mission est la couverture haute du territoire, contre l'attaque d'avions égyptiens, en liaison avec les radars installés peu de temps auparavant, servis par du personnel français. Le 30 octobre, décollage des premières missions à l'aube sur l'axe Rehovot-Revivin où nous espérons nous mesurer aux Mig égyptiens (32) mais le ciel reste vide. Le 31, les missions se poursuivent toute la journée et se transforment en sweeps jusqu'au canal. Toujours rien, mais l'activité des Mustang et des Mosquito qui font l'appui direct des Israéliens (33) est particulièrement intense. Nous avons vu des Mustang se poser le premier jour avec des renforts à la queue et qui étaient allés faucher toutes les lignes téléphoniques égyptiennes dans le Sinaï. Le 1er novembre, toujours des missions de couverture et le 2 novembre, comme le ciel est vide, nous obtenons enfin l'autorisation d'attaquer au sol. Nos objectifs étaient des trains qui transportaient des chars, et des convois blindés qui refluaient vers le canal. Ma patrouille a attaqué aux roquettes et aux canons, deux trains et de nombreux véhicules blindés en bordure Est du canal. La D.C.A. était très visible, de gros flocons noirs, mais aucun avion ne fut touché. Nous voyions, de l'autre côté du canal, nos camarades de Chypre faire le même travail, le canal étant la limite entre nous. Le 3 novembre, les missions de couverture reprennent et durent jusqu'au 5, mais avec un rythme plus faible. Nous suivons la défaite politique de la France et de l'Angleterre avec anxiété. Nous restons consignés sur la base car notre présence doit rester ignorée de l'étranger, aucun courrier avec nos familles.

Colonel Juillot

« On a continué le nettoyage de la côte méditerranéenne »

Le 1er novembre fut une journée faste mais dure.

J'appartenais à la première patrouille qui a décollé pour stopper les chars, partis d'Ismaïlia et de Port-Saïd qui avançaient dans le Sinaï. J'ai décollé de nuit car les Israéliens craignaient toujours une attaque aérienne de nuit. Il ne faut cependant pas oublier que comme nous étions à peu de kilomètres de la frontière, nous devions armer les roquettes en bout de piste. Le 2 novembre, les chars étant bloqués dans le Sinaï, on a continué le nettoyage de la côte méditerranéenne, c'est-à-dire sur la route côtière qui allait de Port-Saïd à Jaffa. On a eu la chance de tomber sur un convoi de citernes d'essence et de kérosène qui amenait du ravitaillement aux gars qui étaient avancés du côté d'El Arteh, presque sur la frontière d'Israël. On les a alors attaqués avec des roquettes de 180 et on avait pris des bidons de napalm. Inutile de vous dire que ça a été un joli feu d'artifice, ce jour-là.

Général Vaujour

« Où c'est, Louqsor? »

Le 3 novembre au soir, où nous n'avions d'ailleurs pas volé, est arrivé un ordre nous apprenant qu'il fallait détruire des Il 28 (34), ce qui nous enchantait énormément, mais c'était à Louqsor ! Premier problème: « où c'est, Louqsor ? ». Nous avions des cartes qui couvraient tout le territoire d'Israël jusqu'au canal mais pas plus loin, la mer Rouge ne figurait pas dessus. Nous savions que Louqsor se trouvait loin en Egypte, il nous fallait des cartes. Là, se situe un épisode très caractéristique de la mentalité des Israéliens à l'époque.

Je vais voir l'officier israélien de liaison et lui explique qu'il nous fallait des cartes pour aller à Louqsor et que tout ceci était top secret. Il me répond «je n'en ai pas, les seuls qui en aient ici c'est la compagnie El-Al. Cela ne pose pas de problèmes. Ils ont un magasin de cartes, venez avec moi ». Je l'ai suivi, il est allé voir quelqu'un de la compagnie. II lui a demandé la clef du magasin de cartes, nous y sommes entrés. Il m'a dit : « allez-y seul, fouillez ». Tout était très bien répertorié. Dix minutes plus tard, j'ai trouvé les cartes qu'il me fallait et en sortant l'officier israélien a refermé le local. Il a donné ordre à un sergent et à une sentinelle de ne laisser entrer personne dans le magasin jusqu'à nouvel ordre.

Là, nous avons commencé à travailler. J'avais deux officiers qui me servaient de commandants d'escadrille: Ladouce et Juillot, qui ont préparé la mission. Nous avons pris la décision de ne pas prendre de roquettes, car, sur 800 km, cela ne passait pas. Nous avons choisi d'y aller aux mitrailleuses. Il avait été décidé d'envoyer trois patrouilles de quatre avions, espacées de cinq minutes, de manière à ce qu'elles se succèdent, car on savait qu'il n'y avait pratiquement pas de D.C.A. Le commandant Perseval est arrivé dans la soirée. Il a voulu prendre le dispositif leader de la première patrouille. J'ai pris moi-même place dans le dispositif. Nous avons donc décollé avec les JATO. A Louqsor, nous avons trouvé les IL éparpillés, exactement aux mêmes endroits que nous le montraient les photos prises la veille. Nous avons pris les avions un par un, ils ont été pratiquement tous incendiés. La photo prise le jour même par la 33, montre les tas de cendres le long des « Taxiways ». Cette mission s'est effectuée sans problème. Comme il restait quelques avions touchés mais qui n'avaient pas brûlé, une demi-douzaine d'appareils sont repartis vers midi. Ce fut notre dernière mission, car aussitôt après, ce fut le débarquement allié et, dans le même temps, la cessation des hostilités militaires. Compte-tenu de notre situation très particulière en Israël, le gouvernement a jugé souhaitable de nous faire rentrer tout de suite.

Général de brigade aérienne Yves Gueguen

Rejoint les F.A.F.L. en 1943, est affecté au groupe Lorraine. Prend le commandement du G.M.M.T.A. Lieutenant-colonel en 1955. Affecté en tant que sous-chef d'état-major du groupement des moyens militaires de Transport aérien est envoyé à Chypre d'octobre à décembre 1956. Commandant du C.I.E.T. et de la base aérienne de Toulouse en 1959. Commandant du 2e C.A.Tac. en 1969. En congé du P.N. en 1975. Interview n° 467, bande 2 et 3 (1987 et 1988)

« Missions de transport »

Pendant cette période j'étais adjoint-transport du général Brohon. Le rôle fondamental du transport était d'assurer les opérations aéroportées initiales, soit la première phase du débarquement, qui permettait de prendre pied à Port-Saïd et Port-Fouad. Bien sûr, les missions d'évacuation et missions sanitaires furent peu nombreuses. La guerre n'ayant duré que 36 jours, il n'y pas eu beaucoup de problèmes.

En fait, les Israéliens, en raison de leur insuffisance de moyens de transport, ont fait appel par les voies du commandement aux moyens français stationnés à Chypre, regroupant une quarantaine de Nord 2501 qui devaient participer aux opérations aéroportées, le jour du débarquement. Certains de ces avions ont été envoyés de façon temporaire, et, sous une forme clandestine, aidaient les Israéliens qui les utilisaient essentiellement dans le Sinaï pour amener des blessés et parachuter des renforts, surtout en munitions, aux hommes qui se battaient dans le désert. La clandestinité de ces opérations conduisait à passer ces appareils sous couleurs israéliennes à leur arrivée, à la tombée le la nuit, au raz des eaux, pour éviter d'être repérés par les radars chypriotes car les Anglais, sauf le haut commandement, ignoraient ces actions. Les avions arrivaient donc le soir, perdaient leurs couleurs françaises pour être mis en œuvre par des équipages israéliens. Je n'ai pas le souvenir de missions effectuées sur le front avec des équipages français. Les missions terminées, les avions remis sous cocardes françaises, rentraient à Chypre à l'aube. Il faut ajouter les activités particulières du S.D.E.C.E. qui disposait de Dakota. Nous avons même transporté et largué des gens du S.D.E.C.E. dont nous ignorions tout des missions. Au début, nous avons réalisé les opérations prévues selon le plan Mousquetaire, mais en fait, comme l'affaire a duré peu de temps, nous n'avons pas pu accomplir dans sa totalité l'appui transport supposé.


Le secret entourant l'opération


Nicolas Kayanakis
« J’ai été complètement conditionné sur cette affaire »

J’ai été complètement conditionné sur cette affaire et on m'avait, à l'époque, dit de garder le secret le plus complet, c'est la raison pour laquelle je n'en ai gardé aucune trace écrite.

Général Vaujour
« On nous a demandé de détruire toutes les archives »

Le secret maintenu très longtemps après l’opération, était une décision gouvernementale, ainsi lorsque des décorations ont été données, il était indiqué que cette citation ne paraîtrait pas au journal officiel… Cela allait très loin, à telle enseigne que nous avons été consignés sur la base plusieurs semaines après notre retour. On nous a demandé de détruire toutes les archives correspondant à cette affaire. Il est évident que tous les ordres qui nous arrivaient des Israéliens chaque jour, la guerre au jour le jour, tous ces documents ont été détruits.

Le bilan

Général Brohon
« La France perd sur tous les tableaux »

Côté français, le repli commence. Les Mystère IV se posent à Chypre le 18 novembre, le 22, nous recevons l'ordre de repli général du corps expéditionnaire français... L'amertume du corps expéditionnaire de l'armée de Terre est extrêmement vive, les aviateurs échappent un peu à cet état d'esprit. Venant après les affaires d'Indochine, cette affaire de Suez va jouer un rôle déterminant dans l'évolution du moral d'une minorité d'officiers et je crois qu'on peut établir un lien de cause à effet sur cet enchaînement Indochine-Suez-Algérie.

Le bilan de toute l'opération, c'est un coup d'épée dans l'eau : la France perd sur tous les tableaux. Elle perd en Egypte au plan de ses intérêts. En politique algérienne, c'est désastreux alors que c'était là que se situait le moteur de l'opération. Sur le plan de la politique intérieure, c'est un autre désastre : la Chambre va évoluer très vite. Dans le domaine de la politique étrangère et vis-à-vis de nos alliés britanniques, nous ne sommes pas contents du tout, mais je ne parle pas là de mon niveau d'exécution. Je tiens à rappeler la cordialité des relations, mais quand on fait le bilan, au niveau gouvernemental français, on s'aperçoit que les Britanniques, sur lesquels on comptait pour que l'opération puisse être enclenchée, ont freiné. Quant à l'allié américain, n'en parlons pas, à ce moment-là, il est littéralement vomi, puisqu'il a lâché ses alliés de l'O.T.A.N... et puis, il y a eu la pression économique et financière qui a pratiquement mis à genoux l'Angleterre. Côté soviétique, nous savions à quoi nous en tenir. La France se retrouve seule, ayant perdu à la fois ses raisons d'agir et intellectuellement en pleine déroute pour la politique qu'il convient de retenir en Algérie.


Notes :

(1) Général Lucien Robineau, « les porte-à-faux de l’affaire de Suez », Revue historique des Armées, n°165, décembre 1986, pp. 41-50, ainsi que « les témoignages oraux comme archives de substitution : le cas de Suez en 1956 », Colloque les Guerres au XXe siècle à travers les témoignages oraux, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, Université de Nice-Sophia-Antipolis, Direction des archives des Alpes-Maritimes, Commission de l’information historique pour la paix des Alpes-Maritimes, Association nationale des Croix de guerre et des Croix de la valeur militaire, 14-15 décembre 1990. Actes dactyl., s.l., s.n., s.d., 196 pages, pp.19-27.
(2) Membre titulaire du Conseil supérieur des forces Armées, et du Conseil supérieur de l'Air, le général de corps aérien Bailly occupe le poste de chef d'état-major de l'armée de l'Air du 22 mars 1955 au 17 mars 1958. Voir: Patrick Facon, « Le général Bailly, chef d'état-major de l'armée de l'Air ou l'impossible équilibre »,
Revue historique des Armées, n° 3/1993, pp. 52-63.
(3) Le député radical Bourgès-Maunoury est ministre des Armées du 31 janvier 1956 au 12 juin 1957.
(4) Henri Laforest, député radical-socialiste, fut secrétaire d'État à l'Air, dans le cabinet Guy Mollet, du 31 janvier 1956 au 5 novembre 1957.
(5) Israël avait reçu dans un premier temps 12 Mystère IV négociés avec l'accord des États-Unis, puis 24 autres attribués secrètement.
(6) Sur ce point, Jean-Raymond Tournoux mentionne que «
des livraisons secrètes d'armes sont consenties à Israël. .. Le moyen le plus simple consiste d'abord à truquer les chiffres des contrats de vente, officiellement passés en vertu des accords diplomatiques sur l'équilibre des armes dans le Moyen-Orient. Cette méthode ne se révélant plus suffisante, des pilotes israéliens en complet, veston prennent, en France, les commandes de chasseurs Mystère IV, qui font escale à Bizerte ou à Brindisi. Les Italiens ont l'élégance de ne pas mettre le nez dans ce trafic insolite. », in Jean-Raymond Tournoux, Secrets d'État, Paris, 1960, Plon, p. 155. A ce propos, le général Moshe Dayan dans son ouvrage Journal de la campagne du Sinaï reste des plus évasifs et ne consacre qu'une dizaine de lignes sans grand intérêt sur ces livraisons d'appareils et escamote tous les détails de l'affaire (Paris, 1966, Le livre de poche, p. 123).
(7) Le général Jouhaud consacre plusieurs pages à l'affaire de Suez dans l'ouvrage
Ce que je n'ai pas dit, Paris, Fayard, 1977, 432 p. Ses vues sont confirmées par le général Brohon qui dans son interview ne manque pas de déclarer: « Même si les Américains étaient défavorables à l'opération, ils étaient au courant de tout ce que nous faisions. La VIe flotte était proche de la Méditerranée orientale et il n'y avait pas de vols importants qui ne soient interceptés. Ils connaissaient tous les mouvements de bateaux. Leurs liaisons avec leur Q.G. à Naples et avec les Etats-Unis étaient d'une qualité telle que pratiquement il devait y avoir à la salle d'opérations du Pentagone, la figuration des positions de toutes nos unités et l'état des vols observés. Je pense qu'ils faisaient comme nous des reconnaissances sur l'Egypte pour savoir ce que nous avions fait. »
(8) Le 19 juillet 1956, dénonçant la mainmise soviétique sur l'Egypte, les Etats-Unis avaient annoncé leur intention de ne plus financer le projet du barrage d'Assouan. Sept jours plus tard, dans un énorme éclat de rire, le président égyptien Gamal Abdel Nasser déclare devant une foule en délire qu'il nationalise la Compagnie de Suez et que le Canal paiera la construction du barrage. Pour plus de détail voir Marc Ferro, Suez, Bruxelles, 1982, Complexe, pp.116-121.
(9) Les Britanniques devant fournir les bases aériennes et maritimes nécessaires à l'opération - celles de Chypre - et connaissant .parfaitement l'Egypte qu'ils ont longtemps occupée, le « leadership » des opérations leur est revenu en toute logique. Consulter sur ce point, colonel de Fouquières, « La guerre des six jours »,
Forces aériennes françaises, n° 126, mai 1957, p. 804.
(10) Cette île, distante des côtes d'Egypte d'environ 400 km, était loin de représenter une base idéale. Son principal inconvénient résidait dans la faiblesse de sa capacité portuaire, avec deux ports utilisables, Limassol et Famagouste. Sur trois aérodromes, Nicosie, Akrotiri et Tymbou, deux seulement étaient à peu près équipés. Les Français durent totalement aménager le troisième. Voir: Paul Gaujac, Suez, 1956, Limoges, 1986, Lavauzelle, pp. 80-85.
(11) Les unités aériennes nécessaires à l'opération sont réunies le 23 août 1956 dans le groupement mixte n° 1. Les plans dressés au départ prévoyaient 150 chasseurs tactiques Republic F 84F Thunderstreak, un escadron de reconnaissance équipé de Republic RF 84F Thunderflash et un élément de transport doté de Nord 2501 Noratlas destiné à l'aérotransport et au parachutage de 600 hommes. Ces moyens furent ramenés à deux escadrons de chasse: le 1/3 « Navarre », le 3/3 « Ardennes» (36 F 84F), une quinzaine de FR 84F rassemblés dans un escadron de marche, le 4/33, composé d'éléments du 1/33 Belfort, 2/33 Savoie, et 3/33 Moselle. Le transport avec sa quarantaine de Noratlas et quelques C47 Dakota rassemble le 1/61 Touraine, le 3/61 Poitou, le 1/62 Algérie, et le 2/63 Sénégal. Au total, le GMI comprend 2 600 hommes, 700 véhicules et un matériel technique considérable. De plus, 18 Mystère IV A, prélevés sur les 1/2 Cigognes et 3/2 Alsace ainsi que 18 F 84F provenant des escadrons de chasse 1/1 Corse, 2/1 Morvan et 3/1 Argonne sont envoyés sur le territoire israélien selon un accord conclu avec l'Etat hébreu. Le général Brohon assure le commandement officieux, par le biais du colonel Perdrizet, de ces formations, à l'insu des Britanniques. Pour plus de détails, consulter Patrick Facon « L'armée de l'Air et l'affaire de Suez »,
Revue historique des Armées, n° 165, 1986, pp. 30-40, ainsi que les différents articles du dossier Suez de ce numéro.
(12) Cette version est corroborée par le général Ely dans ses Mémoires: «
En ce qui concerne l'opération de Suez, les seules personnalités non militaires qui sont pleinement au courant des travaux sont le président du Conseil, M. Pineau et M. Bourgès-Maunoury. Les secrétaires d'état aux trois armées n'en connaissent eux-mêmes qu'une partie. Au Quai d'Orsay et au Foreign Office, personne, en dehors des ministres, n'est mis au courant des projets militaires ... Du côté français, ... le Quai d'Orsay rejoint la position britannique dans ce même désir de ménager les pays arabes, mais les membres du gouvernement - du moins ceux qui sont au courant de l'affaire de Suez - sont, ne serait-ce que pour des raisons sentimentales, assez nettement pro-israéliens. Ceci constitue, peut-être, la raison pour laquelle le Quai d'Orsay sera, jusqu'au dernier moment, tenu à l'écart des événements par SO/1 propre ministre ... La coopération de l'armée israélienne à une action contre l'Egypte ne rencontre guère d'opposition dans les milieux français, sinon au Quai d'Orsay. », in Général Ely, Suez ... Le 13 mai, Paris, 1969, Plon, pp. 99, 114 et 120. A ce propos, Tournoux rapporte: « Les hauts fonctionnaires de la diplomatie française, les ambassadeurs sont exclus impitoyablement des confidences ... La veille du jour prévu pour le déclenchement des opérations, M. Maurice Faure, secrétaire d'état aux Affaires étrangères, devait partir pour la Grèce, inaugurer les villages des îles Ioniennes détruits par des tremblements de terre el reconstruits grâce à des fonds français. M. Christian Pineau glissa au ministre radical: «Ne partez pas. Je crois que ce serait inopportun ». Ce fut tout. », in Tournoux, op. cit., p. 154.
(13) Nommé général de brigade aérienne en juin 1956, André Martin appartient depuis 1954 à l'état-major particulier du ministre des Armées Bourgès-Maunoury.
(14) Pour connaître l'analyse du général Beaufre sur Suez, consulter l'Expédition de Suez, Paris, 1967, Grasset, 247 pages.
(15) Le commandement des moyens terrestres, maritimes et aériens engagés, répartis en « Task Forces », revient à des officiers généraux britanniques. Ces derniers sont assistés d'adjoints français, « deputy », à savoir les généraux Beaufre et Brohon et l'amiral Lancelot (pour les éléments terrestres, aériens et navals français). Ils ont un double rôle préparer les forces tout en participant à l'élaboration des plans et assurer pendant l'opération, le commandement de groupements opérationnels nationaux ou alliés, avec le titre de commandants interalliés adjoints. Le général de division Beaufre est commandant de la Force « A», constituée, principalement en Algérie, avec la l0e division para du général Massu, le 1er régiment étranger de paras, la 7e division mécanique rapide du général Huet, 3 escadrons de chars AMX, 1 escadron de chars Patton. Il est très apprécié des Britanniques pour son solide sang-froid et son langage châtié. Voir: Paul Gaujac,
op. cit., p. 48.
(16) La Grande-Bretagne poursuit deux objectifs difficilement conciliables: abattre Nasser, sans s'aliéner le monde arabe. En effet, en dépit de la décomposition de l'Empire, les différents gouvernements britanniques continuent à considérer qu'ils doivent jouer le rôle de parrains privilégiés auprès de l'Egypte. C'est la raison pour laquelle, dès le 27 juillet, le Premier ministre britannique, Anthony Eden refuse le concours d'Israël que lui propose Pineau. Une « collusion » de la Grande-Bretagne avec Israël risquait de lui faire perdre ses dernières positions au Moyen-Orient. C'est ainsi que, jusqu'en octobre, l'Angleterre recherche, en vain, l'appui, ou, tout au moins, l'accord des Etats-Unis. Or, depuis le 20 septembre, la France a décidé de jouer la carte d'Israël et de soutenir ce pays dans une guerre préventive contre l'Egypte d'où seraient exclus les Anglais. Les Français renoncent finalement à cette action bilatérale pour ne pas risquer de voir les Britanniques monopoliser les sympathies arabes. Ils tentent pourtant d'introduire Israël dans le dispositif et vont réussir à faire admettre à leurs alliés l'opportunité d'une intervention israélienne, soigneusement imaginée à leur insu. Voir l'ouvrage de Philippe Masson,
la Crise de Suez (novembre 1956-avril1957), Vincennes, 1966, S.H.M., 272 pages.
(17) Succédant au « Plan Mousquetaire» élaboré le 15 août, le « Plan Mousquetaire révisé » est adopté dès le 12 septembre. Il comprend trois phases : la première, de 48 heures, doit neutraliser l'aviation égyptienne par des bombardements de nuit; la deuxième, qualifiée d'« aéropsychologique » doit briser la volonté de résistance des Egyptiens, et ce pour une durée de 4 à 8 jours; la dernière enfin, prévoit la prise de Port-Saïd et de Port-Fouad par un débarquement amphibie et une opération aéroportée.
(18) Le
Plan Mousquetaire, préparé fébrilement dans les mêmes souterrains qui .virent naître Overlord, fut fortement imprégné par son grand aîné.
(19) Voir le dossier « Suez» réalisé par la Division Recherches du Service historique de l'armée de l'Air,
Air Actualités, n° 493, juin 1996, pp. 18-43.
(20) Les exercices britanniques au large de Malte, les 5 et 6 septembre, étaient interprétés comme étant l'ultime répétition de l'opération.
(21) Le « Tyne. » A ce propos, le général Brohon, dans son interview, rapporte: «
quand nous sommes arrivés et que nous avons demandé où serait installé l'état-major français, on nous a donné une pièce de quatre mètres sur quatre ... J'ai décidé que je n'y mettrais pas les pieds! »
(22) Les F 84F étaient réputés pour leur complexité et la difficulté de leur maintenance. La bonne tenue mécanique de ces appareils fut plutôt une heureuse surprise.
(23) Le 31 octobre, un plan d'assaut sur Port-Saïd, baptisé «
Omelette » est élaboré dans une certaine précipitation. Il comporte une action aéroportée britannique sur Gamil et une autre sur Port-Fouad. Le débarquement amphibie est prévu pour le 6 novembre. Lui succède le Plan « Télescope », élaboré le 3 novembre par le commandement combiné allié, du fait de la rapidité de la victoire de la bataille aérienne et de la soudaineté de l'avance israélienne dans le Sinaï. Ce nouveau plan prévoit une action aéroportée sur Port-Saïd, 24 heures avant le débarquement amphibie prévu le 5 novembre au matin.
(24) « 1er septembre 1956 ... Au milieu de la discussion, on m'apporte un message «urgent» de notre attaché militaire à Paris avec des renseignements sur le plan anglo-français pour la prise du canal de Suez. Il indique que le but de la manœuvre est d'occuper la zone du canal et d'annuler l'ordre de nationalisation, ajoutant que l'opération qui a reçu le nom de «Mousquetaire», sera commandée par le général anglais sir Charles Keightley, avec le vice-amiral français Pierre Barjot en second. », in Moshe Dayan, op. cit., p. 35.
(25) Pour une chronologie plus précise consulter Moshe Dayan, op. cit., pp. 35-52.
(26) Selon Moshe Dayan: «
le ministre de la Défense (Ben Gourion) se montrait inquiet des lourdes pertes que nous risquions de subir lors de la première phase de la campagne. Il croit que l'aviation égyptienne attaquera Tel-Aviv et Haifa avec ses bombardiers Iliouchine en provoquant des ravages dans la population ... », op. cit. p. 97. J-R Tournoux complète ce témoignage en évoquant la rencontre à Paris entre Guy Mollet et Ben Gourion, où celui-ci aurait déclaré: « Israël va être écrasée comme une noix sur sa mince bande de territoire ... Nos villes seront en flammes avant que notre faible chasse ait pu prendre l'air .... Je remets notre vie entre vos mains. », op. cit., pp. 156-157.
(27) Commandement aérien tactique. Voir sur ce point Général Ely, op. cit. p. 98.
(28) Le 29 octobre à 4 heures du matin débute l’attaque israélienne, ou plan « Kadesh ». L'armée de l'Air égyptienne est détruite et les avant-postes de Tsahal atteignent la limite des 10 miles.
(29) Le 30 octobre, l'ultimatum franco-britannique somme les deux belligérants de se retirer à 10 miles de part et d'autre du canal.
(30) Première dénomination de l'opération que les Britanniques avaient baptisée « Hamilcar ». Celle-ci fut ensuite rebaptisée « Musketeer ». Deux versions s'opposent quant à ce changement : selon Paul Gaujac (op. cif., p. 44)« un nouveau plan ... est baptisé Musketeer probablement sous l'influence du général Stockwell, sensible à la fougue des personnages d'Alexandre Dumas. » ; selon le colonel de Fouquières (op. cif., p. 806), la moustache blanche du général Stockwell « bien relevée, va ...permettre de donner le nom au plan de la campagne, ce sera le plan Mousquetaire. »
(31) Il est intéressant de mettre ce témoignage en parallèle avec celui du général Brohon : «
Je suis à Episkopi, à Chypre, dans mon bureau au PC et je reçois tous les jours le représentant de Perdrizet qui est mon adjoint pour les opérations en Israël. Ce jour là, c'est Souviat qui vient, complètement épuisé. Il est arrivé en Dakota qui venait en rase-flot, les radars étaient censés ne pas le détecter. Dans la salle où l'on a reçu, il ne pouvait pas tenir debout. Il m'a fait le compte-rendu de ce qui s'était passé, parce que j'avais besoin d'un compte-rendu toutes les 24 heures. J'en avais un généralement le matin, puis un autre dans la journée ».
(32) L'Egypte dispose, à cette date, de la plus importante force aérienne au Moyen-Orient, soit près de 200 chasseurs et 70 bombardiers. Depuis 1955, l'Egypte s'est tournée vers les pays de l'Est pour équiper son aviation. L'U.R.S.S. et la Tchécoslovaquie lui ont livré des Mig 15 de chasse, des MIG 15 UTI d’entraînement, des Iliouchine 28, des Mig 17, des appareils de transport Il14 et des Yak 11. L’Egypte dispose également de Vampire FB.52, de T.55, de Meteor F.8 et de quelques vieux bombardiers Lancaster.
(33) «
Que pouvons-nous leur opposer au Sinaï? Cinq groupes de chasseurs à réaction, soit au total, 79 appareils - 37 Mystère, 42 Meteor et Ouragan. Quant aux bombardiers, nous avons 2 B.17 à hélice. Je sais que dans toutes les armées européennes, les avions à hélice ont été envoyés à la ferraille, mais nous utiliserons les nôtres. Nous en avons 64 - 28 Mustang, 13 Mosquito, 21 Harvard, et les 2 B.17. Donc, nous disposons de 143 appareils en tout ... Sur nos Mystère, 14 seulement sont utilisables et même eux n'ont que des canons de 30 mm, car nous n'avons reçu ni roquettes, ni bombes pour eux. En outre, la plupart de nos pilotes sont novices: non seulement ils n'ont jamais été en action, mais leur entraînement n'est même pas achevé. », in Dayan, op. cit., pp. 122-123.
(34) Les raids de nuit du 31 octobre ont donné l'alerte aux Egyptiens qui procèdent immédiatement à la dispersion de certains de leurs appareils en Haute-Egypte et en Arabie Saoudite. C'est le cas notamment de 24 bombardiers Il 28 évacués sur Louqsor. L'aviation de bombardement britannique tente en vain des raids durant deux nuits consécutives, bientôt relayés par les Français.

Les Occidentaux et la crise de Suez : une relecture politico-militaire

L’armée de l’air et l’affaire de Suez

Par Patrick Facon. Article paru dans la Revue historique des armées, n°165, 1986
Les numéros entre parenthèses correspondent aux appels de notes, consultables au bas de cette page.

Dans un entretien qu'il accorde au journal « L'Information» le 6 novembre 1956, en pleine intervention franco-britannique à Suez, le secrétaire d'État aux forces armées Air, Henri Laforest, déclare : « La supériorité écrasante des forces aériennes alliées s'est immédiatement affirmée, puisque, en quelques jours, l'aviation égyptienne a pratiquement cessé d'exister et cependant, elle comptait un important matériel en général d'origine soviétique, notamment, plus de cent chasseurs Migs et de nombreux bombardiers Iliouchine. »(1)

Ces quelques lignes caractérisent bien la physionomie des opérations menées par l'aviation alliée au cours de l'expédition de Suez. Elles permettent également de mettre en valeur l'importance que les actions aériennes ont revêtue tout au long de cette campagne. Dans la littérature abondante publiée sur l'affaire de Suez, le rôle des forces aériennes n'est pas ignoré, et des auteurs comme les généraux Ély et Beaufre y font largement allusion. La question qui se pose alors est de savoir si l'ouverture des archives relatives à l’événement permet de renouveler le sujet, voire de bouleverser certaines des interprétations faites jusque là ? Pour le problème qui nous intéresse ici - c'est-à-dire le rôle que l'armée de l'Air a joué dans l'opération - les documents conservés dans les dossiers que détient le SHAA ne remettent pas en question les analyses qui ont été faites jusqu'à présent ni les connaissances que nous possédons déjà. Néanmoins, ils les élargissent et révèlent de manière plus précise l'action du commandement aérien français dans la préparation et la conduite de l'intervention en Égypte. Les archives relatives à l'état-major de planning présentent à ce propos un intérêt évident (2).

La présente étude, qui s'inspire en grande partie d'une conférence que nous avons prononcée devant l'Institut français d'histoire militaire du général Gambiez en avril 1986, s'attachera dans un premier temps à étudier la façon dont le facteur aérien a été intégré dans la conception de l'opération. Une deuxième partie envisagera l'organisation du commandement aérien, en même temps que son action préparatoire et les moyens mis en œuvre. Le troisième volet de ce travail, qui n'a aucune tendance à l'exhaustivité, s'intéressera à la conduite de l'opération elle-même ainsi qu'à l'emploi des moyens aériens et aux relations avec les responsables de la
Royal Air Force.

La conception de l'opération

A peine la crise entre la France et la Grande-Bretagne, d'un côté, et l'Égypte, de l'autre, est-elle ouverte que les militaires s'attachent à dresser les premiers projets d'une intervention en territoire égyptien. Pendant la seconde quinzaine du mois de juillet 1956, l'État-Major général des forces armées, que dirige le général Ély, envisage les diverses possibilités en ce sens. Sans doute n'est-il pas inutile de décrire à grands traits l'ambiance dans laquelle se déroule la gestation de cette opération. Le ministre de la Défense, Bourgès-Maunoury, est un ferme partisan d'un engagement franco-britannique et redoute un nouveau Munich. Quant au général Ély, il ne manque pas de dresser un parallèle entre l'affaire d'Égypte et la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler. Bref, la crainte d'une non-intervention domine dans les plus hautes sphères de la défense nationale avec d'autant plus de force que, pas plus qu'en mars 1936, la France ne dispose d'un élément capable de s'engager de façon immédiate. Ce corps d'intervention, il va falloir le créer de toutes pièces alors que le pays subit déjà le poids très lourd des opérations conduites en Algérie (3).

Les préparatifs de l'opération se déroulent eux aussi dans une atmosphère particulière, le débat principal portant sur le problème d'une intervention immédiate avec des forces réduites ou d'une action différée mettant en œuvre des moyens plus importants. Le 30 juillet 1956, lors d'une conférence militaire tenue à Londres, Français et Britanniques examinent la mise sur pied d'un groupe de planning allié, qui devra déterminer le volume exact des éléments affectés à l'expédition, prévoir les délais d'acheminement de ces éléments, dresser un tableau aussi complet que possible des forces de l'adversaire et ébaucher des plans en fonction des hypothèses de travail qu'il recevra (4). Deux jours plus tard, au cours d'une conférence préparatoire au voyage à Londres de l'état-major de planning français, sont définis les principaux problèmes à soumettre aux Britanniques : calendrier de mise sur pied des unités françaises, demandes concernant la composition des forces britanniques, aide à attendre de certaines puissances étrangères en ce qui concerne les installations portuaires et aériennes. Représentant l'état-major des forces armées, les généraux Challe et Martin insistent sur la nécessité de fixer un plan rapide. Pour eux, il convient de choisir très vite entre une intervention immédiate avec des forces de faible importance ou une action différée avec des moyens beaucoup plus conséquents (5).

Outre le général Brohon, qui participe aux travaux du comité franco-britannique de Londres après sa nomination à la tête des éléments aériens français affectés à l'opération de Suez, le 14 août 1956, l'état-major de planning comprend un certain nombre d'officiers de l'armée de l’Air Les plus importants sont le colonel Perdrizet, qui, arrivé en Grande-Bretagne le 10 août, y devient représentant permanent du général Brohon, le lieutenant-colonel Le Groignec, chargé de l'étude des conditions d'emploi tactique du F-84 F (principal type d'avion de combat engagé dans cette action par l'armée de l’Air), le lieutenant-colonel Gueguen, chargé de l'élaboration du plan transport en collaboration avec le
Wing Commander britannique Roberts, et le lieutenant-colonel Vallet, qui participe à la partie renseignements du plan air avec le Wing Commander Mackenzie (6).

La mission essentielle des représentants de l'armée de l'Air au sein de l'état-major de planning franco-britannique consiste à définir les conditions d'engagement d'une force de F-84 F et de RF-84 F, respectivement affectés au combat et à la reconnaissance, et d'un élément de transport composé de Nord 2500, en liaison étroite avec les responsables de la
Royal Air Force et avec les délégués de l'armée de Terre et de la Marine. Ces conditions d'engagement doivent s'intégrer dans le cadre général d'une intervention éventuelle en Égypte d'une force alliée à direction britannique (7). Le leadership de l'opération revient en effet à la Grande-Bretagne, qui, en cas d'intervention, doit fournir au corps expéditionnaire allié l'ensemble des bases d'où il agira. Dans son rapport général sur l'affaire de Suez, le général Beaufre montre bien comment les Britanniques ont pris en main, dès le début, la direction étroite des opérations de planification (8).

Il n'entre pas dans notre intention de rapporter ici les détails des différents plans mis au point par les Français et les Britanniques. Aussi, ne ferons-nous qu'en rappeler les grandes lignes afin de bien situer les problèmes aériens qui leur sont liés. Une première remarque d'ensemble s'impose : le facteur aérien est, dès le début, au centre des préoccupations des responsables alliés de tous niveaux concernés par l'opération. Dans ses mémoires, le général Ély reconnaît que l'aviation égyptienne a constitué pour lui un sujet de crainte d'autant plus important qu'elle disposait de nombreux avions modernes d'origine soviétique (9). Les importantes capacités de riposte prêtées à cette force aérienne amènent les planificateurs français et britanniques à envisager son élimination par une bataille aérienne préalable permettant d'obtenir une supériorité incontestée dans les airs.

L'idée d'une telle bataille est admise dans le premier des plans dressés par les alliés sous le nom de code de
Mousquetaire, qui prévoit une attaque par Alexandrie permettant de parvenir en face du Caire et de faire tomber le pouvoir en place comme l’indique le journal de marche de l’élément opérationnel Air français : « Les premières réunions franco-britanniques ont porté sur l'appréciation de la situation et sur la définition de l'idée de manœuvre dans la conduite de la bataille aérienne. Supériorité aérienne devant être acquise entre D-2 et D par bombardement de nuit (Bomber Command) et Straffing de jour. » (10)

Le plan
Mousquetairerévisé, qui fait suite à Mousquetaire à la mi-septembre 1956, amène un certain nombre de modifications importantes par rapport au projet original. Pour des raisons po1itiques, Londres et Paris décident en effet de limiter l'opération, du moins initialement, au canal de Suez. Dans le domaine terrestre, l'intervention alliée est divisée en trois phases : prise de Port-Saïd par les Britanniques et de Port-Fouad par les Français et poussée en direction d'El Kantara : de ce dernier point, avance vers Abou Sweir pour les premiers et vers Ismaïlia et Suez pour les seconds; à un stade ultérieur, les forces alliées marcheraient sur Le Caire.

Qu'en est-il des aspects aériens de
Mousquetaire révisé ? Pendant la gestation de Mousquetaire, le général Beaufre, commandant la force A, a obtenu que la phase de bataille aérienne préalable, estimée initialement à trois jours et quatre nuits, soit ramenée à deux jours et trois nuits (11). Dans le nouveau projet franco-britannique, l'action aérienne, renforcée, doit se prolonger au-delà des deux jours nécessaires à la destruction de l'aviation égyptienne. En fait, les forces aériennes alliées sont chargées de mener une phase dite aéropsychologique, destinée à briser la volonté de résistance des Égyptiens. Outre le quartier général de Nasser, les avions alliés doivent prendre pour cibles des objectifs aussi divers que les centrales électriques, les gares, les dépôts, les ponts, les citernes d'essence, les routes, les voies ferrées, les casernes et les antennes radio. D'un autre côté, des dizaines de milliers de tracts, invitant la population à se révolter, doivent être lâchés sur les villes égyptiennes. Ces actions, qui ne viseraient que des objectifs militaires et ne devraient causer aucun dommage aux civils, provoqueraient de tels mouvements de panique que des émeutes se déclencheraient partout dans le pays, les soldats alliés étant alors accueillis comme de véritables libérateurs. L'élaboration de ce plan est confiée à l'Air Marshal Huddleton, qui met aussitôt en place un comité chargé de définir les divers objectifs à attaquer.

Cette phase aéropsychologique a fait couler trop d'encre pour ne pas susciter une analyse, même succincte, dans ces lignes. Ce qu’il convient de préciser d'emblée, c'est que l'initiative en revient aux Britanniques. Mais si cette façon de procéder s'inscrit en droite ligne dans le cadre d'une doctrine d'emploi chère au cœur des responsables de la
Royal Air Force, instruits par les leçons de la Seconde Guerre mondiale, elle n'en a pas moins des fondements essentiellement politiques. Pour le général Ély, il est clair qu'elle correspond à une certaine réticence de Londres a l'égard d'un débarquement de vive force en Égypte. Le Premier ministre britannique veut-il la chute de Nasser « sans morts, ni blessés, sans canons de marine, sans incidents? » (12).

Sur le plan strictement militaire, la durée que les Britanniques voudraient voir affectée à la phase aéropsychologique - au moins huit à dix jours - constitue, aux yeux des responsables français de l'opération, un véritable non-sens. Ainsi, le général Beaufre estime que l'attente prévue entre l'ultimatum allié et le débarquement amphibie est énorme. Elle laisserait aux Égyptiens le temps nécessaire pour se ressaisir. «
Tout cela paraissait parfaitement enfantin et dangereux, écrit le commandant de la Force A dans l'ouvrage qu'il a publié sur l'affaire de Suez. ( ... ) La guerre aérienne totale ne serait possible qu'avec la bombe atomique - qu'il n'était pas question d'employer - ou avec des milliers d'avions utilisant des bombes classiques de 1944 » (13). Toujours est-il que le déclenchement de l'opération amphibie doit intervenir en fonction de deux hypothèses. Le plan A de Mousquetaire révisé prévoit, en cas d'affaiblissement soudain des Égyptiens, un débarquement rapide avec un échelon réduit stationné en Méditerranée et susceptible d'être engagé dans des délais très courts en attendant le gros des forces. Le plan B, quant à lui, stipule que si la situation ne s'améliore pas, un débarquement de vive force, tous moyens réunis, serait déclenché à une date fixée huit jours à l'avance (14).

Mais la volonté affichée par les Britanniques de donner à la phase aéropsychologique une telle ampleur n'est pas le seul problème qui préoccupe les responsables français. Le 27 septembre, quand il réunit le comité des chefs d'états-majors, le général Ély relève que les représentants des trois armées sont unanimes à souhaiter que l'action militaire soit engagée dans les délais les plus brefs. Tous expriment leur crainte d'un renforcement de l'armée égyptienne qui semble recevoir d'importants armements d'Union soviétique (15). Dans le rapport très complet qu'il a laissé sur l'opération de Suez, le général Beaufre rend compte de l'inquiétude que provoquent au sein de son état-major les tergiversations britanniques. Le 19 septembre, à Londres, le commandant de la force A apprend en effet que du fait de la réunion prochaine du Conseil de sécurité de l'ONU, les mouvements vers Chypre ne doivent commencer que vers la fin de ce mois, le débarquement n'ayant lieu que le 8 octobre.

Or, le 2 octobre, une directive des commandants en chef demande l'établissement d'un plan d'hiver, dont la mise en application doit intervenir le 21 du même mois et qui, bien qu'il soit présenté par les Britanniques comme une précaution, constitue, selon Beaufre, une véritable mise en sommeil de l'opération et enterre pratiquement l'idée d'une intervention militaire prochaine. Pour justifier ce nouveau projet, Londres avance des raisons d'ordre météorologique, en soulignant que les terrains de Tymbou et de Limassol, à Chypre, seraient sans doute impraticables à partir du 1er novembre, et que les parachutages seraient difficiles et la mer trop mauvaise pour tenter un débarquement.

Mais les renseignements concernant les projets d'attaque israéliens qui arrivent à Paris à la même époque convainquent les Français qu'il faut tenter quelque chose. «
Si les Israéliens attaquaient l'Égypte, écrit dans son rapport le général Beaufre, nous ne pouvions pas ne pas profiter de cette occasion » (16). A ce moment, les forces d'intervention se trouvent toujours en place en Afrique du Nord, à Malte et à Marseille. Or, il faudrait au bas mot une dizaine de jours pour les faire venir à Chypre, ce qui amène les alliés à prolonger le plan Mousquetaire révisé au-delà de la limite fatidique du 21 octobre. Comme ils ne veulent être accusés à aucun prix de collusion avec l'État hébreu dans cette affaire, les Britanniques prennent la résolution de ne pas charger leurs bateaux avant l'offensive israélienne. Ils ne pourraient donc partir que le 1er novembre et n'arriveraient à Chypre que le 10, treize jours après ladite offensive. Les alliés devant intervenir pour neutraliser le canal dès le 31 octobre, au lendemain de leur ultimatum à l'Égypte, un intervalle de dix jours s'écoulerait entre le début de l'action aérienne et le débarquement. Dans ces conditions, la phase aéropsychologique devient incompressible et la solution A de Mousquetaire révisé n'a plus aucune raison d'être, faute de l'existence à Chypre d'un échelon amphibie capable de s'engager en quarante-huit heures.

Tout est donc mis en œuvre pour ramener la durée de cet intervalle dans des limites acceptables. L'opération devra être conduite sur la base du plan
Mousquetaire révisé, avec un débarquement à jour fixe (plan B), six jours après le début de l'offensive aérienne. Dès lors, l'embarquement sur les navires s'exécute avec la plus grande célérité possible, et, le 31 octobre, un plan d'assaut sur Port-Saïd, baptisé Omelette et comportant une action aéroportée britannique sur Gamil et une autre sur Port-Fouad, est élaboré. Le débarquement amphibie, quant à lui, interviendrait le 6 novembre.

Après les interminables tergiversations des mois de septembre et d'octobre, le plan définitif de l'intervention est donc défini presque au dernier moment et non sans une certaine précipitation. La réussite de
Mousquetaire révisé repose à présent sur l'efficacité de l'action aérienne.

Les moyens aériens engagés

Londres fournissant les bases aériennes et portuaires à partir desquelles l'opération se déroule et la France étant bien engagée en Algérie, les Britanniques, qui connaissent bien, par ailleurs, le théâtre égyptien, sont investis d'emblée de la direction de l'opération. Un mémorandum en date du 8 août 1956 entérine cet état de fait et détermine les attributions respectives des deux partenaires. Le commandement des moyens terrestres, maritimes et aériens engagés, lesquels sont répartis en Task Forces spécifiques, revient de ce fait à des officiers généraux britanniques, assistés par des adjoints français (Deputy). Pour situer de manière précise la place qu'occupe au sein de cette organisation le commandement aérien français, il n'est pas inutile d'en rappeler la structure. Le vice-amiral Barjot assure les fonctions de commandant en chef français interarmées au niveau du commandement en chef britannique, qui, après avoir été exercé par les commandants en chef britanniques au Moyen-Orient, est passé entre les mains du général Keightley. Les généraux Beaufre et Brohon et l’·amiral Lancelot, quant à eux, doivent remplir auprès des commandants britanniques des
Task Forces les fonctions de Deputy, respectivement en ce qui concerne les éléments terrestres, aériens et navals français. Ces fonctions consistent essentiellement à participer à l'élaboration des plans d’opération et à commander les groupements opérationnels nationaux ou alliés sous l'autorité des commandants des Task Forces britanniques avec le titre de commandant interallié adjoint.

Cette intégration de type OTAN, le général Brohon la connaît d'autant mieux qu'il a assuré auparavant d'importantes responsabilités au sein de l'organisation militaire de l'Alliance atlantique. Ély et Beaufre considèrent que le gouvernement français a commis une erreur en en acceptant les principes. Mais le premier ajoute que «
la courtoisie et la qualité dont feront preuve des hommes dont les caractères sont pourtant si différents éviteront de graves accrochages et permettront, dans l'exécution, une coopération extrêmement étroite » (17). Le général Brohon souscrit aux réticences exprimées par le chef d'État-Major général des armées et par le commandant de la Force A, en soulignant que l'allégeance du commandement français risquait d'hypothéquer sa liberté d'action en cas de divergences de vues avec Londres. Elle pouvait également rendre malaisée sa tâche à l'échelon Task Force « en particulier pour les forces aériennes organisées sur la base de l'intégration pour des raisons techniques et tactiques » (18). Cet officier général signale aussi qu'il lui paraissait illogique que le commandement en chef interallié revînt à un représentant de l'armée de Terre. Le problème essentiel de l'opération de Suez n'était-il pas, en effet, de neutraliser et de détruire l'aviation égyptienne, tout en se gardant d'une intervention extérieure au bénéfice de l'Égypte, intervention qui, si elle avait eu lieu, n'aurait pu être conduite qu'avec des moyens aériens. De fait, il faut préciser que le chef d'état-major du commandement terrestre est un officier de l'armée de Terre, et ce n'est qu'un mois après le début des travaux de planification qu'un second poste de ce type est créé pour être confié à un aviateur.

Nommé à la tête des forces aériennes françaises chargées de prendre part à l'opération
Mousquetaire, le général Brohon est, selon les témoins, une forte personnalité, parfaitement apte à remplir la tâche spécifique qui lui a été assignée (19). De lui, le général Ély a écrit qu'il était « l'un des officiers de l'armée de l'Air qui a été retenu, dès le grade de lieutenant-colonel, pour accéder aux plus hautes responsabilités interarmées et interalliées. Apte à assimiler sans effort les problèmes de toutes les disciplines, il sait, au surplus, prendre ses responsabilités. Il possède une profonde connaissance de son arme et un grand sens du commandement. Il est aussi bon diplomate qu’homme d'action. ( ... ) Très autoritaire, il exige beaucoup de ses subordonnés et des unités, comme de lui-même » (20). Ce portrait est complété en ces termes par les Bromberger dans leur livre plus journalistique qu’historique sur l'affaire de Suez : « Discret, distant même, un peu lointain au gré de ses officiers, c'est en réalité un intellectuel de l'air, un loup dévorant de bibliothèques et spécialement de bibliothèques anglaises » (21). Anglicisant, connaissant bien les méthodes de commandement intégré de l'OTAN, le général Brohon est subordonné à l'Air Marshal Barnett, décrit comme un excellent aviateur, familier du Moyen-Orient, et dont les Bromberger disent qu'il allait faire avec le commandant des forces aériennes françaises « un ménage sans ombre » (22).

Les éléments aériens confiés au général Brohon proviennent pour la plupart du commandement aérien tactique et sont réunis au sein du groupement mixte n° 1, constitué le 23 août 1956 (23). La principale caractéristique de ce groupement réside dans l'organisation de son état-major, scindé en deux éléments, l'un opérationnel, l'autre logistique. Intégré dans le cadre franco-britannique, le commandement opérationnel
« est seul habilité à traiter avec les autorités britanniques des questions opérationnelles » (24), le général Brohon étant assisté dans ses fonctions par un officier chef d'état-major, installé auprès du chef d'état-major de l'Air Marshal Barnett. Quant au général adjoint au général commandant le groupement mixte n° 1, il n'entre pas dans le dispositif de commandement allié intégré et se trouve chargé de toutes les questions concernant le personnel, le matériel et le soutien logistique de ce groupement.

Les premières décisions prises par l'état-major des forces armées Air fixent la composition du groupement mixte n° 1 à 150 F-84 F de chasse, un escadron de RF-84 F de reconnaissance et aux unités de transport nécessaires au parachutage de 600 hommes en une seule vague (25). Mais, faute d'une infrastructure suffisante à Chypre, l'armée de l'Air a été contrainte de ramener les moyens qu'elle doit engager depuis cette île à deux escadrons de chasse (40 F-84 F), un élément de reconnaissance (15 RF-84 F) et quarante Nord 2501 de transport (26). Au total, cette force d'intervention représente 2 600 officiers, sous-officiers et hommes de troupe, près de 700 véhicules et remorques et un matériel technique considérable. Outre les moyens dont il dispose à Chypre, le général Brohon assure le commandement très officieux des deux escadrons, l'un de F-84 F, l'autre de Mystère IV A, que l'armée de l'Air a expédiés en Israël. Les documents concernant ce sujet sensible sont rares, et la seule note que les archives nous livrent est celle du 4 octobre 1956, qui prévoit la constitution de deux escadrons de marche chargés de fournir l'appui maximal à des forces israéliennes débouchant de leurs frontières pour s'emparer de la rive est du canal de Suez (27).

Quant aux Britanniques, ils alignent près de trois cents appareils, dont des bombardiers à long rayon d'action et à grande capacité d'emport, qui doivent opérer depuis Malte, Aden et même la Grande-Bretagne. L'aviation égyptienne est estimée à deux cents avions, dont des chasseurs Mig-15 et Mig-17, ainsi que des bombardiers Iliouchine II-28 à réaction: d'origine soviétique, qui peuvent faire peser une lourde menace sur les forces alliées. L'état-major des forces armées Air établit même un plan de défense aérienne qui prend en compte la possibilité d'une attaque sur la France et l'Afrique du Nord par l'aviation de bombardement égyptienne (28).

Embarqués à Marseille le 21 août, les éléments du groupement mixte n° 1 terminent leur mise en place à Chypre le 13 septembre suivant. Les unités de F-84 F et RF-84 F, parfaitement entraînées et dotées d'un matériel moderne, font mouvement vers l'aérodrome d'Akrotiri, d'où elles doivent opérer, le 22 octobre, et, sept jours plus tard, la flotte de transport se trouve à son tour rassemblée sur la base de Tymbou.

La conduite de la bataille aérienne

Avant d'aborder la conduite de la bataille aérienne, il semble utile et intéressant de dresser une courte chronologie de l'engagement de l'aviation pendant l'intervention à Suez. Cette bataille commence dans la nuit du 31 octobre, douze heures après le rejet de l’ultimatum franco-britannique par le gouvernement de Nasser, quand les bombardiers stratégiques de la
Royal Air Force s'en prennent à quatre aérodromes ennemis importants. A l'aube du 1er novembre et jusqu'à la nuit suivante, les chasseurs bombardiers basés à Chypre ou embarqués sur porte-avions s'emploient à détruire les appareils adverses dispersés sur plusieurs terrains. A la fin de cette journée, l'aviation égyptienne semble pratiquement annihilée. Dès le matin du 2, les chasseurs bombardiers alliés reviennent à l'attaque et, au cours de l'après-midi, les responsables alliés estiment que plus aucune opposition n'est à craindre dans les airs (29).

Le premier objectif poursuivi par les forces aériennes françaises et britanniques - la neutralisation de l'aviation égyptienne - a donc été obtenu en à peine deux jours, dans des délais quelque peu inférieurs à ceux fixés initialement dans les plans. A ce propos, le général Brohon écrit : «
Si, le 30 octobre, le président Nasser pouvait encore se targuer de disposer de la première puissance aérienne du Proche-Orient, notre intervention aérienne l'avait annihilée dès le 2 novembre à midi, l'aviation égyptienne ayant perdu à cette date toute valeur opérationnelle » (30). Le même jour, à 18 heures, au quartier général d'Episkopi, à Chypre, lors d'une réunion des principaux responsables des éléments français chez le vice-amiral Barjot, le général Brohon annonce que, l'aviation égyptienne ayant été annihilée, les moyens aériens alliés peuvent désormais être affectés sans aucune restriction à l'appui des forces de surface. Il souligne également que la flotte de Noratlas est prête à assurer une éventuelle opération aéroportée.

Il est vrai que la rapidité avec laquelle la bataille aérienne a été gagnée et la soudaineté de l'avance israélienne dans le Sinaï bouleversent les projets établis précédemment. Dans la soirée du 2 et le lendemain matin, le vice-amiral Barjot s'emploie donc à provoquer une opération de remplacement. Pendant une partie de la journée du 3 novembre, le commandement combiné allié (
Joint Operations Center, ou JOC) élabore le plan Télescope, qui prévoit une action aéroportée sur Port-Saïd, vingt-quatre heures avant le débarquement amphibie. Déclenchée le 5 au matin, cette action met en œuvre 1 000 parachutistes français et britanniques, qui s'emparent respectivement du bassin intérieur du canal, situé au sud-ouest de Port-Saïd, et de l'aérodrome de Gamil. Dans l'après-midi, 500 parachutistes français sont largués sur Port-Fouad, qu'ils prennent sans coup férir. Pendant toute cette journée, l'aviation embarquée a assuré l'appui direct des forces aéroportées, tandis que les appareils basés à Chypre s'en sont pris à la DCA égyptienne et ont mené des sweeps sur les routes Ismaïlia-El Kantara-Port-Saïd.

Enfin, le 6, l'opération amphibie se déroule sans rencontrer d'opposition véritablement organisée, tandis que l'aviation de transport procède au ravitaillement des têtes de pont aéroportées. Dans la nuit, les éléments de reconnaissance franco-britanniques poursuivent leur avance jusqu'aux faubourgs d'El Kantara, où le cessez-le-feu les arrête.

Parlant de l'engagement de l'aviation, le vice-amiral Barjot écrit : «
Du côté français, l'effort fut surtout de qualité: matériel et personnel. Il y a lieu de se féliciter d'avoir engagé les F-84 (31). » En fait, la phase de neutralisation de l'aviation égyptienne a été longuement préparée, en fonction de trois principes essentiels : nécessité de connaître le déploiement adverse afin de choisir les armements les mieux adaptés à l'attaque; assaut massif conduit par les chasseurs bombardiers basés à terre ou embarqués; raids préalables du bombardement de nuit visant à toucher les pistes pour empêcher les appareils adverses de décoller. Si les deux premiers de ces principes se sont révélés parfaitement adaptés à la situation, par contre le troisième était erroné. Malgré l'avis défavorable que les responsables français ont émis pendant la phase de planning, les Britanniques ont maintenu les attaques de nuit par bombardiers lourds. Or, la Royal Air Force n'a jamais disposé de moyens suffisamment importants pour traiter plus de quatre pistes à la fois. Outre qu'ils n'ont pas atteint leurs objectifs, les bombardements de nuit ont en plus donné l'alerte à l'ennemi. Dès l'aube du 1er novembre, souligne le général Brohon dans son rapport d'ensemble sur l'opération, les Égyptiens auraient pu en effet faire décoller leurs avions et donner un autre cours à la bataille aérienne. Les cinq porte-avions engagés devant Suez étaient vulnérables et des dégâts considérables auraient pu être infligés aux éléments aériens basés à Chypre sur des terrains encombrés (32).

Insuffisance des tonnages de bombes largués sur les objectifs, mode de bombardement mal adapté aux cibles visées, missions de marquage mal conduites, manque d'expérience du personnel, inadaptation des équipements de navigation et de bombardement, telles sont les causes expliquant l'échec du
Bomber Command de la RAF. Par contre, les chasseurs bombardiers ont obtenu de bien meilleurs résultats. Le meilleur exemple en est l'attaque contre le terrain de Louxor, sur lequel des F-84 F français partis d'Israël sont parvenus à détruire dix-huit bombardiers à réaction Iliouchine II-28 en deux interventions, alors que des raids menés deux nuits de suite par les bombardiers britanniques n'avaient servi à rien. Comment expliquer l'effondrement si brusque de l'aviation égyptienne, un effondrement à propos duquel le général Brohon a pu écrire :" A aucun moment, elle (l'aviation égyptienne) n'a réagi, ni en l'air contre nos appareils, ni à distance contre nos terrains aussi rares que dangereusement saturés, ni ensuite contre les éléments que nous avons débarqués. Estimée dangereuse avant l'intervention, au point que sa destruction avait paru devoir prendre au moins trois nuits et deux jours pleins, l'aviation égyptienne disparaissait après une journée et demie d'attaque par les chasseurs bombardiers » (33). En fait, il apparaît que, en dépit du matériel moderne dont elle disposait, cette force aérienne a certainement manqué de navigants ayant la volonté de se battre, d'unités de soutien et de services techniques de qualité, et, surtout, d'un commandement capable de les employer. Comme l'explique le général Brohon : « Un pays sous-développé sur le plan technique ne peut pas se transformer brutalement en utilisateur de matériels aériens modernes. Il est vraisemblable que l'Égypte ne possédait pas les techniciens, les pilotes et les matériels de servitude nécessaires pour mettre en œuvre 500 avions dont 110 Mig-15 et 50 Il-28(34). »

Il reste à présent à analyser l'action du commandement aérien français pendant l'intervention. Au cours de la bataille, le général Brohon n'a rencontré que des difficultés mineures, même pendant la deuxième phase des opérations, qui prévoyait une large dispersion géographique des postes de commandement. En fait, le commandant du GM-I demeure de sa propre initiative auprès du vice-amiral Barjot, qu'il tient informé heure par heure de l'évolution des actions aériennes. Les premiers problèmes de commandement se posent lorsque le
Joint Operations Center allié s'embarque sur le bâtiment britannique Tyne en direction des côtes d'Égypte. Pour des raisons de manque de place et de transmissions (cette dernière insuffisance a déjà été constatée lors des exercices menés à Malte en septembre), l'Air Operations Center est contraint de rester à Episkopi, alors qu'il est logiquement indissociable du JOC. L'Air Marshal Barnett prenant place à bord du Tyne, les Britanniques reconnaissent au général Brohon la responsabilité effective de la mise en œuvre des forces aériennes engagées, laquelle ne peut être assurée que de Chypre même, où sont prises, à l'échelon du théâtre d'opérations, les décisions les plus importantes. Ainsi, le commandant du groupement mixte n°1 va jouer un rôle qui dépasse les fonctions de Deputy qui lui ont été attribuées au départ. Comme il l'écrit lui-même : « L'AOC, responsable par définition de la conduite des opérations aériennes, soit indépendantes, soit combinées, se trouve séparé par 350 km de mer des responsables de la conduite de l'opération, eux-mêmes répartis sur plusieurs navires avec des liaisons insuffisantes (35).» Aussi, le 5 dans l'après-midi, quand l'opération aéroportée sur Port-Fouad est décidée, ses conditions d'exécution sont réglées, du fait de l'absence du JOC et du commandant de la Force A (Beaufre), en liaison directe entre l'état-major Air et la 10e division de parachutistes.

Enfin, les relations entre Français et Britanniques ont été, du moins sur le plan aérien, sans nuages. Les aviateurs britanniques n'ont pas manqué d'associer leurs homologues français à l'élaboration des décisions générales et des ordres, cela quels que fussent les échelons de la hiérarchie concernés. Le général Brohon explique cette attitude par «
notre organisation en grande unité aérienne, notre logistique exclusivement nationale, la richesse et l'efficacité de nos liaisons et moyens de transmissions, la haute qualité technique de tout notre personnel navigant et spécialiste, (et) l'efficacité opérationnelle de nos unités » (36).

Conclusion

Tirant quelques leçons de l'intervention à Suez, les Bromberger soulignent: «
On s'est si fort hâté de crier que l'expédition d'Égypte était une catastrophe - elle fut malheureuse en plusieurs points - que l'on a complètement négligé l'importance de cette action aérienne qui ruinait l'arsenal soviétique dans le Moyen-Orient (37).» Il s'agit là, bien évidemment, d'une remarque importante. Les opérations aériennes menées contre l'Égypte ont constitué incontestablement une brillante réussite. L'anéantissement de l'aviation égyptienne a été un préalable obligatoire aux actions aéroportées et amphibies conduites les 5 et 6 novembre 1956. Sans la conquête de cette supériorité dans les airs, le visage de l'intervention à Suez eût été peut-être différent. Les actions aéroportées et amphibies auraient-elles pu seulement avoir lieu sans ce préalable ? Il ne faut pas oublier que les Français et les Britanniques ont bénéficié d'un certain facteur de chance en affrontant un ennemi qui n'a quasiment pas réagi dans les airs. Pour l'armée de l'Air, les pertes ont été en dessous des estimations les plus optimistes. Un pilote de F-84 F a dû abandonner son avion en vol à la suite d'une panne.

Incontestablement, l'armée de l'Air a joué un rôle prédominant dans l'engagement aérien allié à Suez. Elle a assuré en effet 42 % de l'effort total pour la chasse (346 sorties), 56 % pour la reconnaissance (111 sorties), dont le travail a été déterminant dans la préparation de l'opération et de son exploitation, et 47 % pour le transport (86 sorties). En fait, Suez a montré que l'armée de l'Air était en mesure de procéder à la mise sur pied rapide d'un corps expéditionnaire d'une taille importante, d'installer de façon tout aussi rapide deux bases aériennes à Chypre dans des conditions difficiles, et de faire preuve d'une grande mobilité stratégique en concentrant des avions de combat et de transport sur leurs aérodromes, très peu de temps avant une opération. La qualité du personnel et celle du matériel de télécommunication ont contribué à asseoir ce succès, tout comme le taux de disponibilité élevé des matériels volants.

Tirant les enseignements de cette campagne, le général Brohon pose le problème, d'actualité, de l'intervention des puissances nucléaires de taille moyenne dans des conflits dits périphériques. Pour le commandant du GM-I, les opérations menées par le
Bomber Command à Suez sont significatives des difficultés auxquelles sont confrontés les pays aux ressources limitées qui veulent se doter d'une force de bombardement. Si une telle force ne doit agir qu'au titre de la dissuasion et former une simple arme de représailles, il suffira de quelques dizaines de bombardiers pour assurer cette tâche. Par contre, tout est différent si cette force limitée doit être employée dans des missions conventionnelles identiques à celles menées en Égypte. « Alors que les puissances de premier plan disposant de plusieurs centaines de bombardiers atomiques ont toujours la possibilité de les utiliser en guerre conventionnelle avec un rendement appréciable, il en va différemment pour les pays aux ressources plus limitées. A force de sacrifices, ils finiront bien par posséder quelques dizaines de Valiant ou de Vautour, c'est-à-dire une force atomique non négligeable quoique limitée, mais il va sans dire que, dans un conflit du type Suez, elle n'aura aucun poids » (38).

De l'importante enquête conduite par l'état-major de l'Air après la campagne pour tenter d'en cerner les enseignements, les remarques les plus intéressantes proviennent du rapport du général Stehlin, commandant du 1er CATAC. Ce dernier souligne que, en cas de conflit mondial risquant de survenir sans préavis, les opérations aériennes des premiers jours auront, grâce à la puissance des armes modernes, un résultat décisif sur l'issue des hostilités. Le même officier général ajoute que tout doit être fait pour élever la valeur des unités en temps de paix, et qu'il convient de ne plus compter sur les apports hypothétiques d'une mobilisation de type périmé (39).

Notes

(1) Interview du secrétaire d'état aux forces armées Air Henri Laforest,
L'Information, 6 novembre 1956, SHAA -E2333.
(2) Voir à ce propos le journal de marche du groupement mixte n° 1, particulièrement intéressant sur le plan des rapports franco-britanniques en matière aérienne, journal de marche avec mission et historique de l'élément opérationnel, août-octobre 1956, SHAA C-2305.
(3) L'ambiance de l'époque dans les hautes sphères de la défense nationale est bien rendue dans : Général Ély,
Mémoires, Suez... Le 13 mai, Paris, Plon, 1969, 504 pages.
(4) Directive du général Ély sur la composition du groupe de planning d'une intervention franco-britannique, 1 er août 1956, SHAA C-2318.
(5) Fiche sur la conférence préparatoire au voyage à Londres de la commission de planning, 3 août 1956, SHAA C-2317.
(6) Journal de marche du GM-l avec mission et historique de l'élément opérationnel, août-octobre 1956, SHAA C-2305.
(7)
Id.
(8) Rapport sur l'opération d'Égypte du général Beaufre. No 92/FA/CAB/S, 8 février 1957, SHAA C-2317.
(9) Ély (Général),
Mémoires. Suez ... Le 13 mai, op. cil., p.81 et suivante.
(10) Journal de marche du GM-I,
op. cil. (Il) Rapport Beaufre, op. cil.
(12) Ély (Général),
Mémoires, Suez ... Le 13 mai, op. cil., pp. 104-107.
(13) Bromberger (Merry et Serge),
Les secrets de l'expédition d'Égypte, Paris, Les quatre fils Aymon, 1957, p. 137.
(14) Rapport Beaufre,
op. cil.
(l5) Ély (Général),
Mémoires. Suez ... Le 13 mai, op. cit., p. 121.
(16) Ra-pport Beaufre,
op. cil.
(17) Ély (Général),
Mémoires, Suez ... Le 13 mai, op. cit., p.96.
(18) Rapport du général de brigade aérienne Brohon sur la création, l'installation et l'activité du groupement mixte n° 1 à Chypre, GM-I, nO 281/GMI/OPS/TS, 27 novembre 1956, SHAA E-2320.
(19) Décision portant nomination du général Brohon au commandement des forces aériennes françaises de l'opération 700, nO 4453, EMFA/12G71/TS, 14 août 1956, SHAA C-2305.
(20) Ély (Général),
Mémoires, Suez ... Le 13 mai, op. cit., pp.94-95.
(21) Bromberger,
op. cit., p. 140. (22) Id., p. 140.
(23) Décision portant création du groupement mixte n°1, n° 580/EMAA/l/TS, 23 août 1956, SHAA C-2305.
(24) Organisation de l'état-major du groupement mixte n° 1 et attributions du général adjoint, n° 18/GMl/ 29 août 1956, SHAA E-2320.
(25) Décision du 1er août 1956, n° 4336/EMFA/12G7, SHAA, C-2318.
(26) Rapport du général de brigade aérienne Brohon sur la création, l'installation et l'activité du groupement mixte n°1à Chypre,
op. cit.
(27) Note du 1 er CATAC, n° 317, 4 octobre 1956, SHAA, C-2318.
(28) Instruction relative à la préparation et au déroulement de l'opération 700/DAT, 20 octobre 1956, SHAA C-2318.
(29) Note sur l'évolution générale de la bataille aérienne, s.d., SHAA C-2317.
(30) Rapport du général de brigade aérienne Brohon sur la création, l'installation et l'activité du groupement mixte n° 1 à Chypre,
op. cit.
(31) Observations de l'amiral commandant en chef les forces françaises, nO 59/EM/OPS, 29 novembre 1956, SHAA C-2317.
(32) Rapport d'ensemble du général de brigade aérienne Brohon sur l'opération 700, annexe n° 7 : les opérations du
Bomber Command, s.d., SHAA C-2311.
(33) Rapport du général de brigade aérienne Brohon sur la création, l'installation et l'activité du groupement mixte n° 1 à Chypre,
op. cil.
(34)
Id.
(35)
Ibid.
(36)
Ibid.
(37) Bromberger,
op. cit. p. 135.
(38) Rapport du général de brigade aérienne Brohon sur la création, l'installation et l'activité du groupement mixte n° l à Chypre,
op. cit.
(39)
Enseignements tirés des opérations du Moyen-Orient et transposables au théâtrecentre-Europe, par le général de division aérienne Stehlin, 13 avril 1957, SHAA C-2317.

Les Occidentaux et la crise de Suez : une relecture politico-militaire

Les porte-à-faux de l’affaire de Suez

Général Lucien ROBINEAU. Article publié dans la Revue historique des armées, n°165, 1986.
Les numéros entre parenthèses correspondent aux appels de notes, consultables au bas de cette page.

A l'instar de toute action de guerre « continuation de la politique mais par d'autres moyens », l'affaire de Suez est à la charnière de la politique et de la stratégie; par suite des difficultés à établir la seconde en raison des incertitudes et des incohérences qui obéraient la première au plan international, elle restera dans les mémoires comme marquée d'une extrême confusion.

Tout, dans cette affaire, porte à faux : les objectifs de l'expédition, le mystère qui la caractérise, les illusions concernant l'appréciation de la situation politique, la collusion avec Israël que veulent ignorer les Britanniques tout en l'utilisant, et, postulat qui exprime et permet tout le reste, l'organisation du commandement militaire.

L'affaire de Suez, de ses origines (qui furent antérieures à l'annonce de la nationalisation du canal le 26 juillet 1956) jusqu'au retour de l'expédition d'Égypte le 22 décembre, est enveloppée d'un grand manteau gris. Elle n'a pas laissé, au Service historique de l'armée de l'Air, de très importants sédiments archivistiques. Non que le volume des archives soit négligeable : une vingtaine de cartons de messages, d'ordres et de comptes rendus (1); le seul compte rendu du général Beaufre (2), avec ses annexes, atteint une hauteur de 25 cm, et celui du général Brohon (3), dont une grande partie couvre la logistique, n'est pas loin de l'égaler. Ces archives, pour ceux qui voudront s'intéresser à cet aspect des choses, permettent à coup sûr de restituer avec rigueur la préparation de l'expédition, la mise en place et l'exécution des opérations aériennes déclenchées à partir de Chypre, les statistiques relatives à ces opérations et leurs résultats, les enseignements que les responsables ont pu, à l'époque, en tirer. Mais ces documents ne concernent que la face relativement ensoleillée de l'édifice et sont loin d'être exhaustifs : beaucoup des ordres donnés l'ont été verbalement, bien des aspects sont demeurés confidentiels et, de dossiers considérés sur le moment comme explosifs, il ne reste que des cendres (4). Il importe donc, pour tenter d'avoir de cette affaire une vision plus complète, de faire appel à des témoignages. Heureusement, la section d’histoire orale du Service historique de l'armée de l'Air a pu en enregistrer un assez grand nombre (5). Ceux-ci viennent, pour une part, d'officiers supérieurs ou généraux de l'armée de l'Air qui, de par leurs fonctions, ont eu accès aux dossiers et dont certains même ont pu peser sur les décisions, y compris au niveau politique; d'autres sont fournis par des exécutants, commandants d'escadres, d'escadrons, d'escadrilles ou simplement officiers pilotes, qui ont pu rendre compte de la façon dont les unités ont ressenti l'expédition et, en tout cas, ont été à même de confirmer des faits pour lesquels il n'existe pas - ou peu - d'éléments écrits; le nombre de ces derniers témoignages est suffisant pour procurer les recoupements nécessaires et éliminer les contradictions imputables aux défaillances de la mémoire. Il faut aussi considérer parmi les sources de cette nature les témoignages écrits publiés par certains des principaux acteurs français de l'expédition : Abel Thomas, alors directeur de Cabinet du ministre de la Défense nationale, le général Ély, chef d'État-Major général des forces armées et le général Beaufre, commandant des forces terrestres engagées; ces ouvrages, bien qu'incomplets du fait de la réserve que s'imposent leurs auteurs, surtout les deux derniers, tandis que le premier exprime aussi des convictions personnelles, donnent déjà une idée de l'incroyable imbroglio politico-militaire qui caractérise toute l'entreprise.

Avant de traverser, pour tenter de les dépeindre, les plus visibles des porte-à-faux de l'affaire de Suez, peut-être est-il utile d'essayer de dessiner un schéma rationnel du déroulement des faits, schéma forcément inexact puisque le mot « rationnel» est probablement le dernier qui s'y puisse appliquer...

Si l'on prend beaucoup d'altitude et qu'on parvienne jusqu'au niveau de Sirius, d'où tous les détails semblent rentrer dans le plan, on constate que c'est à la suite du refus américain de financer l'ouvrage d'Assouan que le colonel Nasser prend, le 26 juillet 1956, une décision dont l'effet, lésant d'abord des intérêts français et britanniques, n'est pas en rapport éclatant avec sa cause ou son prétexte.

Les deux gouvernements intéressés s'accordent presque sur le champ (la première réunion d'état-major a lieu à Londres le 30 juillet) pour monter une opération conjointe, envisagée d'emblée avec une grande ampleur, dont la complexité va croître au fur et à mesure que va s'en développer la planification, dont, sans savoir quels en seront les objectifs, le rythme et les délais, on sait seulement qu'elle sera conduite sous commandement britannique.

A partir du 16 août, divers plans se succèdent qui visent la marche sur Le Caire, l'un après un débarquement de vive force à Alexandrie (Mousquetaire), l'autre (Mousquetaire révisé) après un assaut à Port-Saïd. C'est une version de ce second plan, plusieurs fois modifié et reporté, qui conduit, en fait, à une opération déclenchée à Port-Saïd et Port-Fouad à partir du 31 octobre, suite à une initiative offensive d’Israël le 29, dans le Sinaï; en raison du développement de la situation internationale, cette opération est limitée à une mainmise sur le canal en attendant la relève par l'ONU des troupes franco-britanniques; elle est stoppée dès le 6 novembre au soir suite au cessez-le-feu imposé par la conjonction des pressions des États-Unis, de l'Union soviétique et des Nations Unies.

L'action militaire, commencée par la neutralisation en deux jours de l'aviation égyptienne grâce à des attaques aériennes pratiquement incessantes entre le 31 octobre et le 2 novembre, poursuivie par des opérations aéroportées le 5 et un assaut amphibie fortement appuyé par l'aviation alliée le 6, est un succès complet. L'aventure politique est un fiasco total.

Le fiasco est total parce que l'affaire a trop traîné avant de se déclencher et qu'au moment du débarquement le champ de bataille principal se situe au palais de l'ONU. Le retard est imputable aux hésitations et aux atermoiements d'un commandement constamment freiné par le gouvernement britannique en raison de la confusion des objectifs, lesquels sont largement différents pour chacune des parties prenantes. L'introduction d'Israël dans l'entreprise, par les Français, ne fait qu'ajouter à cette confusion et les arrière-pensées de tout le monde sont opportunément voilées par l'ambiance générale de mystère qui règne d'un bout à l'autre.

Un mystère épais entoure en effet l'opération à des niveaux étonnants. S'il est légitime, en vue de faire jouer la surprise, de préserver le secret des plans, il peut sembler moins normal de tenir à l'écart des informations des personnalités investies de responsabilités politiques ou militaires de première importance.

Le secret, vis-à-vis de l'adversaire et des opinions publiques, fut sans doute un des mieux gardés de l'Histoire; ce ne fut pas une mince gageure si on veut bien noter que le corps expéditionnaire français, qui n'était pas le plus important, comportait 34 000 hommes (dont 2 900 aviateurs), 10 000 véhicules, 25 000 tonnes de matériel et 150 avions.

Sous le prétexte de la discrétion, les plans établis à Londres, approuvés par les chefs d'état-major britanniques et qui devaient, conformément au protocole initial, être également soumis à leurs homologues français, n'ont jamais traversé la Manche. Côté français, s'instaure et est entretenue une ambiance de roman d'espionnage que plusieurs témoins attribuent aux antécédents dans la clandestinité de la Résistance des responsables politiques. C'est ainsi qu'un comité gouvernemental restreint fonctionne sous la direction de Guy Mollet avec la seule participation des ministres de la Défense nationale et des Affaires étrangères. Au ministère des Affaires étrangères, si le ministre Christian Pineau est mis dans le secret dès l'origine, il est le seul et, en particulier, la direction des affaires politiques du Quai d'Orsay est tenue à l’écart des préparatifs en cours.

A la Défense, par une note du 17 août (6), le général Ély édicte les dispositions propres à garantir le secret; il interdit l'usage de la TSF pour tout ce qui se rapporte aux opérations éventuelles, ordonne la transmission des documents par des messagers de confiance, fixe la liste limitative des autorités habilitées à prendre connaissance des plans : le président du Conseil, le ministre de la Défense nationale, le chef d'État-major général des forces armées, le commandant en chef des forces françaises d'Orient et les trois commandants de forces désignés ; à ce moment les chefs d'état-major d'armées sont hors de course. Une note signée du ministre le 22 août donne aux trois secrétaires d'État des consignes identiques.

Au moment où les commandants des forces terrestres, navales et aériennes sont désignés, ils le sont, par dessus la tête du chef d'état-major de leur armée, par le général Ély. Pour l'armée de l'Air, le général Jouhaud, major général, est informé, mais le général Bailly, chef d'EMAA, ne l’est qu'incomplètement. Lorsqu'il notifie au général Brohon sa désignation comme commandant des forces aériennes françaises de l'expédition, les seules consignes qu'il peut lui donner sont d'aller en prendre auprès du général Ély. Celui-ci lui indique alors notamment qu'il a toute latitude pour obtenir de l'armée de l’Air tous les moyens qui lui seront nécessaires en fonction des progrès de la planification opérationnelle; en somme, il lui délègue le pouvoir de donner des ordres à l'état-major et, pratiquement, à son chef.

Lorsqu'il est question de déployer des avions de chasse sur le territoire israélien, ce sont les commandants des deux escadres intéressées qui sont convoqués par le général Jouhaud, lequel les envoie chercher par un avion spécial, sans que leurs commandants de base respectifs soient le moins du monde informés : il leur est même interdit de leur rendre compte, comme il leur est interdit de communiquer à leurs subordonnés l'étape finale de leur voyage lorsqu'ils s'envolent pour se mettre en place. La destination n'est connue que comme « les lieux de pêche» et c'est en cours de route qu'est remise à chaque pilote une enveloppe, à n'ouvrir qu'à la dernière escale, qui leur donne les indications de navigation nécessaires. Des dispositions semblables sont aussi imaginées pour les avions qui transportent les mécaniciens et pour les navires contenant le matériel. Le mystère qui entoure la présence et l'activité des escadrons français en Israël s'étend même, dans une certaine mesure, au général commandant, depuis Chypre, l'ensemble des forces aériennes françaises, bien qu'il soit - mais verbalement - désigné comme chef pleinement responsable aussi de ce qui se passe dans l'État hébreu. C'est ainsi qu'il apprend, par un messager du colonel Perdrizet (son adjoint pour Israël), que les avions opèrent sous les couleurs israéliennes, sans que quiconque soit véritablement en mesure de restituer la genèse de la décision correspondante (7).

C'est James Bond, en quelque sorte, qui préside ... C'est qu'il importe de ménager certaines formes et de ne pas heurter d'une lumière trop vive les paupières mi-closes des Anglais et des Américains, face à ce qu'il est convenu d'appeler la collusion avec Israël, dont les Français sont les promoteurs et que les Britanniques achètent en se voilant la face.

Cette collusion comporte, naturellement, de multiples aspects, le côté aérien apparaissant comme essentiel. Ce que finissent en fait, par admettre les Britanniques, c'est le détonateur israélien au moment où, l'opération étant montée et les forces prêtes à s'ébranler, il manque, à cause du temps déjà perdu, un casus belli acceptable d'un point de vue international. Un scénario est donc mis sur pied qui comporte, après une action israélienne dans le Sinaï (le 29 octobre après-midi), un ultimatum franco-britannique (le 30), à l'expiration duquel le corps expéditionnaire intervient (aux premières heures du 31) pour séparer les belligérants et s'installe sur le canal, son gage, en attendant de poursuivre éventuellement sur Le Caire. Cet engrenage est mis au point du 22 au 24 octobre, au cours d'une réunion secrète à Sèvres, avec la participation du Foreign Office en la personne du ministre Selwyn Lloyd et l'accord du Premier ministre.

Mais des conversations franco-israéliennes vont bon train depuis déjà longtemps et, de fait, bien avant le coup de force de Nasser. Il s'agit alors de procurer des armes à Israël, afin de rétablir un équilibre rompu, en faveur des pays arabes, par des livraisons émanant de nombreuses sources dont, paradoxalement, la France. Ces conversations sont d'autant plus délicates à faire aboutir que, d'une part elles vont à l'encontre de la politique traditionnelle du Quai d'Orsay et que, d'autre part, tout projet de fourniture d'armement au Proche-Orient est théoriquement soumis à l'agrément d'un organisme appelé NEAC (Near East Armament Committee), au travers duquel Américains et Anglais pensent exercer leur monopole et contrôler nos actions. Nonobstant ces difficultés, des accords franco-israéliens sont conclus dès avril 1956, comportant notamment la fourniture d'environ 150 avions de combat modernes. Ils sont suivis, entre juin et octobre, de réunions où se rencontrent, à Paris, des responsables israéliens de haut niveau et des membres du gouvernement français.

C'est au cours d'une de ces réunions qu'est évoquée le 19 septembre l'idée d'opérations communes franco-israéliennes sans les Anglais, étant donné que les Israéliens, inquiets de la montée en puissance de l'armée égyptienne, estiment devoir mener, avant fin 1956, une action préventive qu'ils sont incapables d'assumer seuls. Mais la politique française de la IVe République est loin d'être homogène et finalement, devant le risque de voir l'influence anglaise auprès des pays arabes sortir renforcée d'une collusion franco-israélienne à laquelle les Britanniques ne seraient pas mêlés, c'est une manœuvre tripartite qui est préférée.

Et c'est parce que le scénario, mis au point entre les généraux Ély et Dayan le 2 octobre et accepté par les Anglais le 24, comporte l'action préalable des Israéliens seuls pendant plus de 24 heures, que ceux-ci obtiennent que l'armée de l'Air française prenne en compte pendant ce délai la défense d'Israël contre la menace aérienne égyptienne. Voilà qui explique la mise en place, le 28 octobre, d'un gros escadron (18 avions et 43 pilotes) de Mystère 4 sur le terrain de Ramat David et d'un gros escadron de F-84 F (18 avions et 25 pilotes) sur le terrain de Lod-Tel Aviv. Ces avions vont opérer en missions exclusives de couverture aérienne, au-dessus et au large du territoire israélien dès le 29 octobre après-midi; leurs missions sont exécutées sous les couleurs d'Israël, les étoiles de David ayant recouvert les cocardes pratiquement pendant que les avions roulaient encore après leur premier atterrissage, tandis que les pilotes sont munis de documents d'identité en hébreu. Le matin du 1er novembre; au déclenchement de l'offensive aérienne franco-britannique depuis Chypre, les unités déployées en Israël reprennent cocardes, identité, uniformes puis participent aussi à la bataille au sol dès que l’aviation de combat égyptienne est considérée comme neutralisée, le 2 novembre au soir. Ce sont d'ailleurs deux raids de F-84 F partis de Lod qui détruisent le 4 novembre les 18 bombardiers Iliouchine 28 repliés à Louqsor, objectif largement hors de portée des avions basés à Chypre.

Si les missions, y compris l’attaque de Louqsor, sont ordonnées sous la responsabilité et avec l'assentiment du général Brohon, commandant des forces aériennes françaises (mais à l'insu des Anglais)" c'est en dehors de lui qu'est menée la manœuvre des cocardes. Le colonel Perdrizet, adjoint sur place, en a reçu l'ordre par la voie du centre d'opérations mixte franco-israélien sans en saisir exactement le processus. Il est vrai que les militaires israéliens sur place (général Tolkovsky en particulier) ont cru ou feint de croire que nos pilotes et mécaniciens étaient des volontaires volant à leur secours. La décision - on le sait par le livre d'Abel Thomas - avait en fait été prise à la conférence de Sèvres le 24 octobre, en l'absence de la délégation britannique.

L'aide de l'armée de l'Air s'est encore exercée sur la fourniture d'un appui de transport (parachutages et aéroportages) mettant en œuvre une dizaine de Nord 2501 à plusieurs reprises, à partir de Chypre et à partir du territoire israélien, avec aussi un épisode de changement de marques, pendant la toute première phase des opérations; il y a peu à en dire si ce n'est qu'une de ces missions a probablement, en lui parachutant l'eau, l'essence et les munitions qui lui faisaient défaut, sauvé du désastre une brigade accrochée dans le désert. A l'insu, là encore, du commandement britannique.

Il est permis de penser, pour tout ce qui est réputé s’être déroulé « à l'insu des Britanniques et à l'insu des Américains », que personne n'a vraiment été dupe : voir, sans s'étonner, décoller vers l'Est, après un plein partiel sur le terrain d'Akrotiri, 36 avions qui ne reviennent pas, relève plus du flegme que de la naïveté; de même que la liaison quotidienne par Dakota sur Tel Aviv ne peut passer inaperçue; de même que la 6e Flotte, présente dans les eaux mêmes du théâtre et dont les avions accompagnent parfois les raids vers l'Égypte, a probablement transmis au Pentagone des renseignements aussi précis que ceux qui ornent la « War room » d'Episkopi ...

Beaucoup d'indices laissent à penser que les Américains sont au courant d'à peu près tout. Les avions que nous livrons à Israël au mois d'août sont des Mystère 4 financés sur des crédits du Plan d'Assistance Mutuelle. Les moyens de l'armée de l'Air mis en place sur le théâtre - F et RF-84 F et surtout le train logistique associé (véhicules, usine à oxygène liquide, matériel de transmission) - proviennent du 1er CATAC; même lorsqu'ils sont, comme la plupart des véhicules techniques et tout le matériel des transmissions, de conception purement française et fabriqués en Allemagne sur crédits « Marks », ce sont des moyens qui, servant la mission de la 4e ATAF, sont normalement placés à la disposition de l’OTAN et dont le retrait, même temporaire, est forcément voyant. Mieux, la fourniture très rapide de tout le matériel nécessaire à la conduite d'opérations d'une certaine durée et d'une certaine intensité (réservoirs largables en grande quantité, dispositifs de décollage assisté, rechanges de toute nature) peut être négociée sans difficulté auprès des organismes américains compétents. «Des rechanges qu'on attendait depuis deux ans sont mystérieusement arrivés des USA par avion» (8).

L'officier de liaison américain de la base de Saint-Dizier, souhaitant « Good luck » à la 1re escadre à son départ, lui dit : « Vous ne savez pas où vous allez, moi je le sais ... ». Et tous les mouvements d'avions exécutés en direction de Chypre pendant l'été pour roder les équipages et, sous couvert d'exercice, donner par avance le change aux observateurs, peuvent tromper tout le monde sauf la 6e Flotte. Il est probable que, au moins dans les premières semaines, les Américains sont prêts à donner leur accord tacite à une opération qui devrait, selon leurs normes, être exécutée beaucoup plus rapidement.

Même si de simples faits, comme les délais nécessaires à la mise en place de moyens logistiques sur les bases nues de Chypre, au rassemblement des forces et à leur acheminement, interdisent toute opération avant, au mieux, le 15 septembre, il est incontestable qu'un mois et demi a été perdu, pendant lequel la situation politique internationale a évolué.

Or cette situation politique est mal appréciée. Les Français présupposent que la « Special relationship » qui lie le Royaume-Uni et les États-Unis couvre implicitement et sans limitation leur initiative du moment qu'elle est commune avec celle de l'Angleterre. « Les conversations de Londres ont marqué le retour très net à une solidarité entre les puissances occidentales et le Gouvernement espère qu'elle s'affirmera jusque dans les conséquences ultimes de l'affaire en cours (9) ». Les Britanniques aussi s'endorment sur la même illusion et ne voient venir ni les contraintes des élections américaines (6 novembre), ni la pression du lobby pétrolier, ni celles des Nations Unies. Pis, le cadre politique n'est pas clairement défini et le gouvernement français ne tient au courant de ses tractations avec Israël ni son partenaire ni ses chefs militaires. Français et Britanniques se laissent embarquer dans l'idée relativement simpliste que c'est un nouvel Hitler qui émerge et qu'un nouveau Munich doit être évité à tout prix. Une unanimité presque parfaite se fait sur cette idée de part et d'autre de la Manche, dans l'opinion, dans la presse et dans les milieux politiques, à l'exception, en France, du Parti communiste et, en Grande-Bretagne, du journal The Observer. Et au moment de l'action, le 30 octobre, le gouvernement obtient à la chambre un vote favorable avec plus de 200 voix le majorité. Dans cette euphorie, on choisit une opération gigantesque et infiniment lourde, calquée sur l'invasion de 1944, dont la préparation va introduire des délais excessifs, sans que les conditions diplomatiques d'une couverture adéquate soient réunies. A l'inverse des Israéliens qui ont, eux, la couverture idéale sous la forme le l'engagement franco-britannique.

Une telle insuffisance de préparation politique trouve son origine dans la confusion des objectifs : deux gouvernements, puis un troisième, s'allient pour une action qui n'a en commun que l'adversaire et le théâtre de son application, et encore ...

D'accord pour « faire quelque chose contre Nasser », Français et Britanniques visent des buts bien différents.

Pour Paris, Nasser est celui qui pèse sur la rébellion algérienne, c'est lui qui abrite, encourage l'état-major du FLN et lui fournit des armes, c’est lui qui anime la propagande anti-française. Le but visé est donc d'abattre Nasser, de le faire disparaître de la scène internationale et de le remplacer par un gouvernement moins nationaliste. Le moyen est, par un coup de main de grande envergure mais rapide, d'aller au Caire et de faire tomber le dictateur par le propre mouvement de son peuple. Prêts à faire la guerre pour sauver leur position au Maghreb, les Français sont aussi engagés avec Israël et, persuadés qu'il existe une menace contre ce pays, ils pensent aussi qu'il est de l'intérêt de la France de soutenir sa cause contre la « main en tenaille » que constitue l'ensemble Irak-Jordanie-Égypte. A ces deux objectifs déjà fortement distincts et quelque peu contradictoires s'en ajoute un troisième lorsque, au cours du montage de l'opération, le commandant en chef français s'avise qu'il peut suffire de s'assurer un gage, le canal, sans autre objectif stratégique.

Les Britanniques, eux, viennent de quitter (en juin) la zone du canal après un accord passé avec Nasser. Ils sont toujours présents au Proche-Orient, notamment en Libye, ont une mission en Jordanie et des accords avec l'Irak; ils ont laissé en Égypte des bases, dont ils assurent le gardiennage, avec du matériel pour équiper deux divisions. Leur politique est traditionnellement pro-arabe et toute idée d'une coopération avec Israël leur répugne a priori. Ils ressentent la décision de Nasser comme un manquement aux usages, un outrage à l'Angleterre et au droit international. Ce qu'ils veulent, c'est revenir en force en Égypte et sur le canal, mais par la route du Caire.

Quant aux Israéliens, leur but est bien différent. Le Caire ne les intéresse pas; ce qu’ils veulent, c'est se donner l'espace du Sinaï comme glacis et entraîner des alliés dans une guerre préventive au-dessus de leurs moyens du moment. Une action limitée leur convient.

De telles variations dans les fins recherchées peuvent expliquer les hésitations et les atermoiements constatés dans la conduite de l'opération par les Britanniques, puisque ce sont eux qui la conduisent. Le gouvernement de Sa Majesté, s'étant laissé arracher cette intervention, cherche à gagner du temps vis-à-vis de son opinion, de son propre parti et du président Eisenhower, dès lors qu'il se rend compte que les États-Unis réprouvent l'initiative engagée. Les Britanniques traînent les pieds depuis le début, les changements de plans en sont la preuve et, alors qu'il est d'abord question d'aller au Caire par Alexandrie, progressivement on se fait à l'idée d'une opération limitée à une prise de gage sur le canal lui-même. Puis on va plus loin encore dans la restriction et on imagine une action « aéro-psychologique », étendue sur les 10 jours suivant l'offensive israélienne, supposée susceptible d'emporter la décision et qui rend le «French Command horrified » : c'est concevoir la réédition de l'opération Overlord sans y mettre les moyens aériens adéquats et surtout sans en accepter les conséquences, puisque l'impératif absolu est d'éviter toute « bavure » hors des objectifs strictement militaires. « Le soin scrupuleux apporté dans le choix des objectifs pour épargner la vie des civils égyptiens n'a pas de précédent dans l'histoire des raids aériens » (10).

La rigidité des conceptions des Britanniques à l'avantage de leur politique s'exprime d'autant plus facilement que, par une décision volontaire des dirigeants français, le commandement de l'expédition, depuis sa planification jusqu'à son démontage, leur est abandonné sans restriction, dans le seul but d'arracher leur participation.

Lorsqu'il évoque les préparatifs militaires, le général Ély indique les cinq hypothèses d'action étudiées par son état-major. Ces cinq hypothèses envisagent l'intervention de la France soit seule, soit avec des partenaires : Grande-Bretagne, États-Unis, Israël, séparément ou ensemble. Leur point commun est la perception d'un danger principal dans les forces de l'adversaire, qui est l'aviation égyptienne, et la nécessité consécutive d'avoir à commencer les opérations par la destruction de ces forces aériennes. Constatation qui contient en germe bien des conséquences : parce que la France n'a pas de bases suffisamment proches, elle ne peut qu'envisager l'utilisation des bases britanniques; parce qu'elle ne dispose pas de force de bombardement suffisamment moderne, ni assez nombreuse, les chefs français, croyant, mais à tort, que la RAF, avec ses bombardiers Valiant et Canberra, possède les capacités requises, admettent comme un postulat que « les opérations envisagées ... seront, de toute évidence, des opérations à prédominance britannique» et que « c'est donc le Royaume-Uni qui mènera le jeu» (11).

C'est une des données du problème, un postulat de base que personne, jamais, ne va mettre en question au niveau gouvernemental, dont personne ne mesure le retentissement, qui lie les mains des généraux français désignés comme responsables opérationnels, et qui, à la limite, est de nature à obérer gravement les objectifs nationaux. Comment ne pas voir, en prenant cette option, que nous nous embarquons avec quelqu'un dont nous subirons la mainmise complète dans l'ordre militaire et qui va nous entraîner selon ses propres vues?

L'acceptation d'une telle allégeance, puisqu'elle est admise « selon les schémas propres aux méthodes d'état-major britanniques », a en effet pour résultat de placer chacun des commandants français de forces sous l'autorité de son homologue anglais dont il est le deputy commander, tandis que l'ensemble des forces est coiffé par un commandant en chef interallié. Le commandant en chef désigné, le général Keightley, est le commandant du théâtre d'opérations du « Middle East », et ses responsabilités normales, comme ses préoccupations quotidiennes, débordent le cadre de l'opération pour embrasser l'ensemble de la politique du Royaume-Uni dans la région, avec tout ce que cette politique peut avoir d'incompatible avec tel ou tel des intérêts en jeu dans l'affaire de Suez.

Le niveau du théâtre est celui de la stratégie et des relations avec les instances politiques ; ce n'est pas un échelon de recours, ni d'arbitrage en cas de litige à l'étage inférieur. Or, à cet étage, les trois commandants des forces britanniques (12) délibèrent et décident en « collège » sous la présidence du commandant des forces terrestres, dont la voix est prépondérante. Dans ce collège, leurs deputies n'ont pas de place. Contrairement au contresens qu'en font le gouvernement français et le chef d'État-Major général des forces armées, ils ne sont ni des commandants en second ni même des adjoints (13). Dans la conception britannique du commandement opérationnel, un député n'exerce de fonctions que celles que veut bien lui déléguer, dans le temps et dans l'espace, le titulaire du poste. C'est un remplaçant éventuel mais pas un successeur et son rôle peut être aussi bref que le délai de désignation d'un autre titulaire; son avis n'est pas sollicité et ce n'est pas un bras droit; c'est quelqu'un qui, près du fauteuil du chef, occupe un strapontin et... qui exécute les ordres qu'il reçoit.

Sachant cela, on comprend mieux que, lorsque les commandants français arrivent à Londres au début de la planification, ils trouvent des jeux déjà faits, sur lesquels on écoute poliment leurs questions tout en les considérant comme sans objet, tandis que leurs objections sont carrément reçues comme incongrues.

En vue de corriger les néfastes effets de sa complaisance, le gouvernement français désigne un commandant en chef des forces françaises d'Orient (CCFFO), l'amiral Barjot, qu'il croit pouvoir placer, avec la même erreur d'interprétation, comme député du commandant en chef interallié, avec autorité directe et exclusive sur les commandants des forces françaises. Dans le schéma adopté, cela n'a aucun sens : la pièce apportée, hors organigramme, qu'est le CCFFO, ne peut en aucun cas donner d'ordres aux forces alliées, ni aux forces françaises, ni aux commandants des forces françaises, déjà placés sous l'autorité d'un chef de « Task force ». Il ne peut même pas faire valoir son point de vue auprès du commandant en chef qui le regarde comme un représentant du ministère français de la Défense mais en aucun cas comme un membre de 1'Organisation dont lui-même est responsable.

Au général Brohon qui, fort de son expérience de la RAF, appelle son attention sur les inconvénients de la formule, le général Ély fait cette confiante exhortation : « Vous vous débrouillerez! ». Les officiers généraux français se débrouillent en effet, avec un succès variable. La courtoisie en usage entre gens de bonne compagnie permet de vivre en bonne intelligence et de passer sous silence les éclats potentiels. Mais Stockwell n'admet jamais que le général Beaufre commande qui que ce soit et c'est sans l'informer que lui-même donne des ordres à des unités françaises, comme c'est sans prendre son avis qu'il vient à modifier leurs missions.

Pour l'Air et la Marine, peu ou pas liés au terrain, la vie en intégration est moins délicate. La pratique des chaînes du commandement opérationnel permet de souples gymnastiques fondées, pour l'essentiel, sur la disposition, quand on a eu la prévoyance d'en constituer, de moyens autonomes de transmission des ordres et des comptes rendus, c'est-à-dire des moyens de commander. C'est pourquoi le général Brohon, commandant des forces aériennes françaises engagées, qui a pris cette précaution, peut actionner ses unités de façon directe, responsable et efficace et qu'il peut continuer à agir ainsi, depuis Chypre, après l'appareillage du dispositif d'invasion, au lieu de s'embarquer aux côtés de l'Air Vice-Marshall Barnett, son chef interallié, sur le PC combiné flottant où, faute de liaisons valables, il serait coupé de tout. Ce n'est pas pour autant que, contrairement à ce qu'en dit le général Beaufre, il reçoit les attributions dévolues en pareil cas à un deputy commander vis-à-vis des squadrons de la RAF; c'est le chef d'état-major britannique de Barnett qui les exerce depuis le centre des opérations aériennes de Chypre. Sic transit integration...

Illustrant les conséquences politiques de l'organisation, ce sont des envoyés du gouvernement britannique (le ministre de la Défense et le chef d'état-major impérial) qui atterrissent à Chypre dans la nuit du 3 au 4 novembre en vue d'infléchir le cours des opérations déjà engagées, dans une direction qui n'est pas, loin de là, celle où regarde le gouvernement français.

Les armées sont faites pour remporter des batailles et ce sont les gouvernements qui, sur les victoires militaires, gagnent les guerres. Ils peuvent aussi les perdre, en ne donnant pas à leurs soldats la liberté d'action qui leur est nécessaire ou en leur dictant des modalités inadaptées à l'adversaire, telle dans le cas de l'affaire de Suez, la guerre psychologique, domaine où Nasser s'est montré assez habile pour transformer, par des mensonges éhontés, sa déroute en succès politique.

L'histoire n'admet pas, dans la conjugaison de ses verbes, le mode conditionnel et il serait dérisoire de chercher à contourner cet interdit. Il est vraisemblable que les circonstances internationales du moment ne permettaient pas de gagner cette guerre; il est certain que les conditions qui ont tant imposé de contraintes aux opérations ne facilitaient pas la victoire des armes. Pourtant celle-ci fut indiscutable, en dépit de tous les porte-à-faux qui entravèrent son cours jusqu'à la mettre en question. Cette victoire fut acquise au prix très modéré de 32 tués ou disparus et de 129 blessés pour l'ensemble des forces franco-britanniques. L'armée de l’Air ne perdait pas un homme dans cette aventure mais laissait trois avions en terre israélienne : 2 détruits au décollage trop lourd d'une piste trop courte et un suite à une défaillance mécanique après une mission partie de Chypre; 8 autres étaient endommagés par la DCA adverse. Par la convenable adéquation de ses moyens à ses missions, l'armée de l’Air faisait aussi, soit dit en passant, l'admiration et l'envie de la Royal Air Force, laquelle reconnaissait, en comparaison, avoir semblé « almost victorian ».

Bien que ce côté de la balance soit favorable, le bilan final est largement négatif pour la politique de la France, laquelle perd sur tous les tableaux : international, algérien, intérieur. Sans que ce point soit à proprement parler un échec, sinon de la diplomatie, l'attitude des États-Unis, en marquant les limites de leur « couverture », marque aussi celles de l'alliance et apparaît comme une grave désillusion. Ce sera la justification de la politique adoptée par le général de Gaulle à partir de 1958.


Notes :

1) SHAA, cartons n° C 2306 à C 2330.
2) SHAA, carton n° C 2307.
3) SHAA, carton n° C 2310.
4) Pas d'archives relatives aux opérations à partir du territoire israélien, sinon le cahier d'ordres de la 1re escadre de chasse (SHAA, C 0207) et un journal de marche manuscrit de la 2e escadre de chasse (SHAA G 5255).
5) Liste en annexe.
6) SHAA, carton n° C 2318.
7) SHAA, archives orales.
8) Général Jouhaud.
9) Christian Pineau, Assemblée nationale, le 3-8-1956, cité par Azeau, op. cit. p. 47.
10) Message de l'amiral Barjot à l'EMGFA, le 4-11-1956, SHAA C 2318.
11) Général Ély, Mémoires, tome 2, « Suez ... le 13 mai », p.83.
12) Général Stockwell (Forces terrestres), amiral Dunford-Slater (Forces navales), air marshall Barnett (Forces aériennes).
13) Décisions de désignation en date des 26 et 27-8-1956, SHAA C 2307.